Au Burkina Faso, le second “assassinat” de Thomas Sankara
Le 15 octobre 1987 dans l’après-midi, quand les éléments de l’escadron chargé de la liquidation du capitaine Thomas Sankara arrivent devant cette villa du Conseil de l’Entente à Ouagadougou, ils se croient au moins assurés d’une chose: Que du carnage qu’ils sont sur le point de commettre, il n’y aura aucun survivant et que nulle âme ne saurait jamais les traîner devant la justice.
Bien entendu, les tueurs n’avaient laissé aucune note qui consignait leur état d’esprit. Même le miraculé Alouna Traoré qui a survécu au massacre—et auquel nous devons le fragile témoignage direct de la folie meurtrière de ce jour-là—, même lui ne peut décrire avec certitude ce qui pouvait bien animer ces fauves aux apparences d’hommes.
Mais la tactique de la terre brûlée, telle qu’elle a été exécutée sur place cet après-midi-là, était plus éloquente et plus crédible que ne l’aurait été une note de confession.
Alors qu’ils avaient l’option de désarmer et de mettre les malheureux aux arrêts, leur choix catégorique a été plutôt de les abattre sans sommation.
L’opération dure une trentaine de minutes, mais la basse besogne est terminée aussitôt après que les premières rafales de Kalashnikov sont tirées. Sankara reçoit au front deux impacts de balle—Impacts mortels.
Une demi heure plus tard, alors que les tirs se poursuivent encore, le Président du Faso, n’était plus de ce monde.
Parmi les 12 personnes qui partagent le tragique sort de Sankara, il y a quatre membres civils d’un cabinet ad hoc, constitué pour gérer un dossier ponctuel. On connaît leurs noms: Paulin Bamouni, Patrice Zagré, Frédéric Kiemdé, Bonaventure Compaoré.
Les autres malheureux sont des militaires de l’armée révolutionnaire, affectés aux fonctions de gardes du corps ou chauffeurs du convoi présidentiel. L’intrus dans le lot était l’adjudant Christophe Saba, qui se retrouvait en ces lieux-là par un vilain tour du hasard.
Comme vous voyez, le 15 octobre 1987 n’était pas une fiction. L’intervalle des 35 ans qui se sont écoulés n’a pas entamé la cruauté de ce qui s’est passé ce jour-là.
Et pendant le règne des 27 ans de Blaise Compaoré, c’était presqu’un sacrilège que d’évoquer cette tragédie. Mais entêtés, les orphelins du Capitaine—des jeunes trahis par une nation devenue voyou et dans le collimateur des Nations Unies—feront régulièrement le pèlerinage au cimetière de Dagnoë.
Là-bas, sur une foi aveugle, ils se convaincront, à chaque rituel, que ce tombeau, parmi les treize, sur lequel ils se recueillent est bien le bon—la sépulture de l’Homme. Ils ne le sauront jamais pour certain.
Ce qui s’est passé au Conseil a traumatisé le Burkina Faso, voire l’Afrique toute entière. Le drame restera irréparable à jamais.
Toutefois, pour ceux qui porteront le deuil du Capitaine toute leur vie, le 6 avril 2022 était arrivé comme une petite consolation.
Ce jour-là, Blaise Compaoré, ancien président reconnu coupable pour son rôle dans le massacre, est condamné en son absence à une peine d’emprisonnement à perpétuité.
Personne au Pays des Hommes Intègres ne se faisait l’illusion que Compaoré se retrouverait un jour en prison à la Maison d’arrêt et de correction de Ouagadougou; son exil et sa nationalité ivoirienne acquise étaient pour lui un rempart contre l’exécution de la décision de justice.
En même temps, personne au Pays des Hommes Intègres ne s’attendait à ce que le fugitif revienne au pays, tout libre de ses mouvements, et aux grands soins de l’actuel locataire du Palais Présidentiel de Kosyam, le Lieutenant Colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba.
Un petit mot rapide sur Damiba:
Le Lieutenant-Colonel était parfaitement inconnu de la majorité des Burkinabé jusqu’au 24 janvier dernier.
À cette date, il a recours à la technique moyenâgeuse du coup d’Etat pour rompre l’ordre constitutionnel acquis au prix du sang et sueur des insurgés de 2014, au prix du sang et sueur des victimes des années de plomb sous Compaoré.
Il expliquait que cette rupture de l’ordre constitutionnel était nécessaire pour en finir avec le terrorisme.
Cette fois-ci—pour sa deuxième transgression majeure—en accordant à Compaoré cette grâce qui ne dit pas son nom, Damiba évoque l’impératif de la réconciliation nationale.
La réconciliation est sans doute une chose nécessaire au Burkina en ce moment. Avec les attaques qui continuent d’endeuiller le pays, toute personne qui serait normale dans sa tête ne pourrait qu’appeler la réconciliation de ses veux? Seulement, aux vrais maux, il faut les bonnes prescriptions.
Si vous êtes chimiste et vous voulez obtenir de l’eau, vous ne vous amusez pas à mélanger de l’hydrogène avec du soufre. Si vous procédez à un tel mélange, vous n’allez pas obtenir de l’eau; ce qui va probablement résulter de ce mélange sera une explosion assourdissante.
En 27 ans, le Burkina Faso a beaucoup souffert sous Blaise Compaoré. Et l’on n’a pas besoin ici de décliner tout le catalogue des crimes économiques et de sang commis pendant ces années-là.
Il suffirait de rappeler que c’était pour se libérer de l’enfer—le lot de la majorité pendant ces longues années douloureuses—que le peuple burkinabé s’était révolté en 2014.
Ce soulèvement a donné lieu à deux acquis majeurs: 1) l’ordre constitutionnel issu des élections de 2015, et 2) l’accélération du long processus de réhabilitation de la mémoire de Thomas Sankara, grande richesse immatérielle du Burkina.
Par son coup d’Etat du 24 janvier, Damiba a dépouillé les insurgés du premier et principal acquis du soulèvement: Il a fait volé en éclat l’ordre constitutionnel qui assurait que, plus jamais, un président au Faso ne s’accroche au pouvoir pendant des décennies, taillant sur mesure les lois et brûlant vif les journalistes d’investigation et les opposants politiques trop bavards.
Après cet acte aventurier dont on n’a pas encore fini de déplorer les conséquences, voilà que Damiba revient à la charge pour ébranler le deuxième acquis mentionné plus tôt.
Comment pourrait-on parler toujours d’une réhabilitation de la mémoire de Sankara si le premier magistrat du pays se permet de passer outre—pour quelque raison que ce soit—une décision de justice comme celle du 6 avril à laquelle le pays était parvenu après trois décennies de lutte sur plusieurs fronts?
Clairement, tout comme le coup d’Etat du 24 janvier—mauvaise prescription donc contre le péril terroriste—n’a su arrêter le terrorisme, la décision de garantir tacitement l’impunité à Blaise Compaoré, au nom de la réconciliation, n’apportera pas la réconciliation.
Non, l’on n’obtient pas de l’eau en mélangeant de l’hydrogène avec du soufre. Et l’on n’obtiendra pas la réconciliation en faisant triomphant l’impunité, mettant à mal l’indépendance de la Justice.
Ce que l’on réussira probablement plutôt, c’est de convaincre les quelques-uns qui s’accrochent toujours à l’optimisme que le Burkina est devenu un Far West.
Et de ce même coup, l’on affaiblira l’argument moral et juridique contre les terroristes, eux qui se comportent justement comme au Far West, tuant sans sommation, à l’image des assassins du 15 octobre qui massacrèrent eux aussi sans sommation.
Aujourd’hui, on peut se permettre tous les questionnements sur les motivations réelles de Damiba, concernant à la fois son coup d’Etat et cette grâce présidentielle de-facto tacitement accordée à Compaoré.
Et pour peu qu’on a l’œil ouvert, on se rend compte que l’homme, depuis le début, avance dans un brouillard épais—un écran de fumée qui empêche le peuple terrorisé de réaliser qu’une sorte de châtiment s’abat sur lui pour avoir consenti à la compromission.
Face à l’épreuve djihadiste, les Hommes Intègres—de façon absurde—avaient multiplié les appels du pied pour que l’armée prenne ses responsabilités. Comment le peuple a-t-il pu se tromper ainsi?
En une soixantaine d’années d’indépendance, l’armée burkinabè a “pris ses responsabilités” huit fois, sans que l’on ait un bilan honorable à presenter. Comment peut-on éternellement cautionner les fausses solutions qui ne font pas recette?
En tous cas, Rock Marc Christian Kaboré, président civil, déférait à l’expertise de son armée pour exécuter sa stratégie contre les terroristes.
Que cette armée—qui a tant failli au front contre les djihadistes—puisse subitement se considérer comme détentrice de la solution contre les mêmes djihadistes par le simple fait d’aller s’installer au palais présidentiel relève d’une logique qui me fait bégayer.
Et que dire de ce rapport dit d’Inata, dont le président Kaboré avait rejeté la première mouture, ce rapport qui promettait de mettre à nu les dysfonctionnements éventuels au sein de l’armée qui occasionnaient à répétition les déroutes face aux fondamentalistes?
Le putsch contre Kaboré n’était-il pas intervenu alors que le peuple attendait ce fameux rapport d’Inata?
Il me semble que toutes ces questions-là sont légitimes et je les pose ici pour susciter le débat.
Et pour compléter cet exercice du questionnement, comment le peuple a-t-il pu bénir de son silence coupable cette ultime gesticulation de Damiba qui—au lendemain du forfait du 24 janvier—convoqua le Conseil Constitutionnel pour se faire investir?
C’est depuis quand est-ce que des cérémonies d’investiture sont organisés pour des putschistes dans un pays où l’on se soucie de la vérité ?
Et comment les Hommes Intègres—censés aimer la vérité—ont applaudi à cette supercherie et continué néanmoins le lendemain à se revendiquer de Thomas Sankara?
Il faudra que l’on se détrompe: Paul-Henri Sandaogo Damiba savait que son coup d’Etat n’était pas la bonne réponse au terrorisme.
Aurait-il en définitive fait ce coup d’Etat pour éviter à la Grande Muette l’embarras qui aurait résulté de la publication du rapport sur le massacre d’Inata?
Eh bien, je ne dispose d’aucune preuve pour créditer cette thèse. Mais de ce que l’on a vu jusque-là, le putsch et ses effets n’ont servi que les intérêts d’un individu—Paul-Henri Sandaogo Damiba.
Et fort malheureusement, la décision d’entériner l’impunité pour Compaoré s’inscrit dans une suite logique: Comme le coup d’Etat, c’est une décision qui relève du self-service—le service de soi. Et je m’en explique :
Avec la poursuite des attaques, et avec le vent de l’opinion qui commençait à tourner en sa défaveur, le putschiste a compris que la supercherie du 24 janvier est entrain de se dégonfler. Il fallait vite une distraction.
Ainsi—sans nous avoir apporté la paix d’abord et sans avoir d’abord assuré la justice et la sécurité pour tous—l’homme fort se propose de sauter du cop à l'âne, pour ainsi passer à un chantier bien plus complexe.
Même en temps de stabilité, rien n’est aussi difficile que d’unir les cœurs dans ce pays aux mille diversités. Peut-on alors, tandis que l’on pleure encore les morts et que certains attendent encore la justice, décréter une union des cœurs par le plus haut sommet?
Non ! Ceci n’est que du poker.
Political poker.
Et pour le coup, Damiba comptait visiblement sur la nécessaire scission du peuple en camps opposés—d’une part, le Camp des Sankaristes qui ne croient pas à une réconciliation bâclée et à leurs dépens, et d’autre part, celui des naïfs et des partisans de Compaoré qui sont prêts à adhérer à tout pour que l’ancien “Médiateur en chef” puisse rompre avec son exil.
C’est du classique diviser-pour-régner.
Mal lui en a pris—Depuis cette fausse cérémonie d’investiture devant le Conseil Constitutionnel, le niveau de vigilance dans le pays a commencé à remonter.
Et l’erreur de Damiba, c’était de croire que—pour une aussi vague promesse de réconciliation—les Hommes Intègres seraient encore prêts à entériner massivement ce “second assassinat” du capitaine Thomas Sankara.
Oui, l’opinion a vite compris qu’elle se fait mener en bateau depuis le 24 janvier; que la promesse du putschiste de mettre fin aux attaques était un leurre formidable.
Dans ces circonstances, la conduite normale à tenir pour Damiba, c’est de faire son mea-culpa. Hélas ! le mea-culpa politique n’est plus de mise au Burkina depuis que l’on a enterré Sankara.
Voyez-vous, quand Mariam Sankara—réagissant à ce que certains ont qualifié de cinéma—fustige une “injustice qui dépasse l’entendement”, elle est très loin de l’exagération. Ces mots de la veuve du capitaine constituent le énième gémissement d’une dame qui a porté avec dignité la douleur du deuil pendant plus de 30 ans.
Au moment où elle a enfin eu de quoi pour soulager quelque peu ses peines, il est archi-indécent que le Président du Faso—qu’il soit issu d’un putsch ou pas—lui remue ce couteau planté, depuis le 15 octobre 1987, dans le cœur de la famille Sankara et dans celui des burkinabé et des africains épris de justice.
Personnellement, je ne pense pas que ce soit nécessaire d’envoyer Blaise Compaoré en prison; Compaoré est déjà un grand prisonnier de sa propre conscience—Il n’y a pas pire cachot pour l’homme que le cachot d’une conscience tourmentée.
Faut-il alors qu’il soit pardonné?
Oui ! Mais que le pardon ne vienne pas de l’Etat. Tout pardon susceptible de conduire à des cœurs apaisés ne peut venir que de la famille de Thomas Sankara. Un tel pardon devrait être spontané, jamais le résultat d’une pression morale, populiste ou politicienne.
Le pardon officiel—la grâce présidentielle de jure ou de-facto—serait une prime à l’impunité et ressusciterait les vieux instincts de cette époque où au Burkina Faso, l’homme du pouvoir avait droit de vie ou de mort sur ses compatriotes et pouvait s’aviser de “te faire et puis y avait rien”.
Voici ce que je dirai en conclusion: Paul-Henri Sandaogo Damiba, écoutez la voix de l’Histoire qui vous interpelle à travers l’indignation de la veuve et ses orphelins—Emprunter le chemin de la forfaiture jusqu’au bout n’est pas une fatalité. C’est ce que Blaise Compaoré n’avait jamais voulu comprendre.
Le Lieutenant-Colonel, si vous voulez le soutien inconditionnel des Burkinabè justes, revoyez votre copie. Commencez—de bonne foi—par faire publier le rapport sur le massacre d’Inata.