Essai Sur le Tribalisme: Une Si Longue Lettre à Un Frère de la Guinée
L’homme, c’est la somme d’une géographie et d’un conditionnement psychologique. La suprématie—ou l’infériorité—fondée sur la tribu (ou sur la race) est scientifiquement une aberration. Il faut dépasser la conscience tribale.
Je t’adresse ces lignes avec bienveillance et sans malice aucune, dans l’espoir de te persuader que l’on ne fait pas la guerre au tribalisme en chevauchant soi-même un coursier du tribalisme.
Il ne le faut pas, quelle que soit la tentation à laquelle nous soumet le sentiment d’indignation née du fait d’être pris à partie sur une base bassement ethnique. Non, le tribalisme—dans un sens ou dans l’autre—est le dernier refuge du lâche.
Ici, je ferai appel à l’histoire, sans la vouloir comme excuse, dans ma tentative de te convaincre de ne jamais répondre aux coups de l’âne.
Nauséabond
Pour commencer, je devrais observer que je suis au courant de la rhétorique nauséabonde anti-peule, pas seulement en Guinée, mais presque partout où il y a des peuls sur le continent. Sans tourner autour du pot, il s’agit d’un anti-humanisme. Et l’incontournable question: Quelle est la conduite à tenir?
La rhétorique tribale contre quelque groupe que ce soit doit être déconstruite, combattue. Mais la deconstruction et le combat ne doivent se faire en recyclant à son propre compte une rhétorique tribale. Ne me dit pas que le forestier qui te déteste est jaloux d’une quelconque noblesse de source divine que le Créateur a bien voulu réserver exclusivement aux peuls.
Pour sûr, si ton attitude à l’égard du forestier exude des airs de suprématie, le forestier devrait bien s’en vouloir de se soumettre au régime psychologique que tu lui proposes.
L’idée que tu te fais d’autrui est une semence. Fais donc attention à ce que tu sèmes. Puisque si tu sèmes le vent tu vas récolter la tempête. Ne combats point le tribalisme par le tribalisme. Maintenant, avançons!
Je suis sensible à l’injustice que l’économiste Cellou Dalein Diallo, en tant qu’homme politique, subit depuis la disparition de Lansana Conté, dont il fut premier ministre. Mais, garde-toi bien:
Je ne sympathise pas avec la cause de Diallo parce qu’il est peul. C’est plutôt parce qu’il a, me semble-t-il, la vérité circonstancielle de son côté. Il se peut bien que je me trompe. Mais voici pourquoi je le dis:
Avec plus de 40% des suffrages, Il arrive largement en tête au premier tour de la présidentielle de 2010, mais Alpha Condé—avec ses modestes 18%—le bat d’une façon mystérieuse, remportant une victoire à l’arraché qui mystifiera toujours les arithméticiens.
Réélu—parce que c’est difficile, jusqu’à preuve du contraire, de perdre le pouvoir sur le continent quand tu l’exerces—Condé forcera encore la main à son opposition. Il s’octroiera un troisième mandat de trop, après un maquillage constitutionnel fortement contesté.
Son aventure décevante et si éphémère, en un jour de septembre 2021, se termine. Il se consacre une sortie pour le portillon de l’histoire à l’issue d’un lamentable coup d’Etat.
Avant et tout au long des années Condé, ça a été le martyr dans des quartiers de Conakry. Des quartiers comme Wanindara. Et ce n’est pas à moi de te dire qui vit à Wanindara:
Les images ensanglantées de ces quartiers martyrs qui arrivaient en pool dans le système de la BBC; ces images ont fini par me traumatiser parce que j’avais la tâche peu enviable de les visionner et d’en faire un triage pour diffusion dans nos journaux.
Et comme je l’ai dit une fois par dépit—m’adressant à un collègue—en Guinée, l’espérance de vie semble se réduire considérablement, quand on est jeune et militant de la principale formation politique de l’opposition guinéenne.
Qu’à cela ne tienne, à chacun de mes brefs séjours à Conakry, où la créativité des jeunes m’a toujours ébloui comme ailleurs où je me suis rendu en mission de reportage sur le continent, j’ai pu remarquer une chose:
Au-dessus des communes aspirations, cette lourde atmosphère de suspicion qui sous-entend les rapports entre les groupes ethniques. Bien que ça me distendait le cœur de le constater, je forçais l’optimisme, et ce sur une base assez simple:
Le conservatisme tribal ne peut subsister à jamais, vu l’éveil des consciences qui est encore un peu plus poussé avec chaque nouvelle génération.
Serpent de Mer
Et avant de continuer, il faut tirer encore ceci au clair: Le phénomène tribal n’est pas l’apanage de la Guinée. Loin s’en faut. C’est un serpent de mer en Afrique.
Je me garderai de remonter jusqu’en 94 pour évoquer le Rwanda; il y a plus récent. Quand Allassane Ouattara était poursuivi, chassé et écarté de la haute politique en Côte-d’Ivoire, le prétexte fort tacite était que le groupe auquel il appartient—les Dioula—ne devait contrôler l’économie et la présidence à la fois.
Cette entorse à l’héritage politique, jugé rassembleur, de Félix Houphouët Boigny n’a pas été sans sa facture salée à régler. Malheureusement Ouattara se réveillera un piètre Mandela, et enverra son opposant, Laurent Gbagbo, au pays des Blancs pour qu’il y soit humilié. Je m’égare. Retours à nos moutons.
Non, comme toujours—quand on s’engage sur le boulevard du tribalisme—il y a un terrible prix à payer. Nul besoin ici d’en dire plus.
Mais que faisons-nous de cette réalité de cause et d’effet? Sommes-nous plus sages du fait de ses innombrables leçons? C’est difficile d’être affirmatif.
C’est pour cela que, de part et d’autre, en Guinée et à travers tout le continent, l’on devrait faire violence sur soi-même et ne jamais céder aux sirènes du tribalisme.
Il faut combattre la rhétorique tribale avec un discours transcendant. Et pour y parvenir, il est important de savoir que le sentiment tribal est une construction sociale. Sa fonction essentielle est de nous flatter émotionnellement par l’illusion.
Pour une chose aussi vaine, le risque (en terme de cohésion sociale, de développement avorté ou ajourné); le risque que l’on encourt est trop énorme.
Malgré tout, la conscience tribale nous reste assez forte. Et je pense que pour se libérer de cette geôle, il faut avoir la patience et l’humilité de comprendre d’où ça vient.
Que ça soit clair: l’homme sans domestication de ses pulsions est un animal tribal, par défaut. Oui, l’instinct tribal est congénital à l’humain.
Mais en Afrique, la forme “standardisée,” pour ne pas dire industrielle, du tribalisme meurtrier a été ensemencée au moment où l’Afrique était à prendre.
Après la répartition du continent à Berlin, il restait à chaque puissance conquérante de se saisir sa part. Tâche ardue si ces tribus indigènes sont soudées.
Ainsi, les colons français (mais aussi belges et britanniques), face à la résistance des royaumes autochtones), s’aviseraient systématiquement de monter les uns contre les autres. La seule façon de réussir à moindre frais cette stratégie du divide-and-rule, c’était d’instrumentaliser la fibre émotionnelle des soi-disant indigènes.
Concrètement, il fallait exploiter les différences ethniques ou religieuses, en mettant dans les têtes d’un groupe donné que ses membres étaient plus nobles que ceux des groupes d’en face.
La chose poussée au plus pernicieux a placé le Rwanda sur le volcan du genocide qui entra en violente éruption en 1994. Mais au-delà des quelques exemples précis, le mode opératoire était presque universel: On sème la scission en jouant sur des fissures latentes, débouchant sur une hiérarchisation arbitraire des tribus, des ethnies.
Le groupe élu, devenu bras-droit de l’envahisseur, reçoit souvent des avantages: des écoles et des missions évangéliques construites dans sa communauté, avec des européens missionnaires y assurant l’instruction.
Oui, aujourd’hui, les niveaux d’instruction et le rapport aux langues européennes—français, anglais—peuvent différer d’une ethnie à une autre, à travers l’Afrique. Mais ce n’est pas une question ni de nature génétique, ni de noblesse innée.
Déconstruire
Le séquençage du génome de l’homo sapiens montre que tous les individus de l’espèce humaine—au-delà des races, à plus forte raison, des ethnies—sont identiques à 99,5%.
Le conditionnement psychologique—c’est-à-dire les traditions et croyances—et surtout la géographie (avec ses rigueurs ou ses clémences) comptent pour le reste des facteurs de diversité entre les humains.
Que l’on se réfère à Darwin—surtout avec la publication de son opus, The Ascent of Man—ou que l’on se réfère à la Bible ou au Coran, une chose restera absurde:
En l’occurrence le fait de fonder sa supériorité sur une ethnie ou sur une race; des notions, du reste, qui relèvent de la fiction aux yeux des sciences biologiques.
La variété de nos peaux—tout comme celle de nos tailles, celle des tailles de nos organes génitaux, celle des couleurs de nos yeux—est le résultat d’une distribution de facteurs génétiques qui, dans le processus de l’évolution, obéissent à des impératifs naturels de survie de l’espèce.
C’est fort bien curieux que, de toute la palette des diversités génétiques humaines, le critère sur lequel la notion de race ait été construite soit celle de la couleur de peau.
Imaginez ce que cela aurait donné si—au lieu de la couleur de peau, une fonction de la distribution géographique des rayons UV—les ethnologues européens du 18e et 19e avaient choisi la taille comme critère. Eh bien, on aurait visiblement eu au sein d’une même famille (européenne ou africaine) plusieurs races.
Mais non, les ethnologues européens (qui destinaient les autres peuples du monde à être asservis) avaient décidé arbitrairement que le facteur de racialisation serait la couleur de peau plutôt que la taille, plutôt que la couleur des yeux, plutôt que...
Mais comme la réalité le montre, les couleurs de peau se distribuent sur une spectre, allant du plus foncé au plus pâle. Ainsi, même entre les personnes dites blanches, tout le monde n’est pas de la même pâleur.
Certains arabes sont plus blancs que des européens “autochtones.” Et que dire des arabes et juifs qui sont tous sémites, tandis que certains juifs passent plus facilement pour des blancs—chose plus difficile pour certains arabes. Enfin, entre noirs, tout le monde n’est pas foncé de la même manière.
Bref, la notion de race, et plus tard celle du racisme, née de l’instrumentalisation —à des fins d’exploitation et de domination—de la spectre des couleurs humaines sera désavouée par la communauté des scientifiques au sortir de la seconde guerre mondiale. Pourquoi?
La folie hitlérienne portée par sa croyance de l’existence d’une race de seigneurs—la race aryenne; cette folie, en mettant l’Europe à genoux, a forcé le monde dit blanc à se pencher sur une contradiction:
L’impérialisme, qui a donné naissance à l’esclavage et à la colonisation qui la remplacera, n’était que du nazisme tiède. À la différence fondamentale du nazisme hitlérien, l’impérialisme s’exerce contre des non-européens aux quatre coins du monde.
Hitler était une sorte de thérapie de choc; une thérapie qui réveille (un monde foncièrement inique) à la nécessité de démocratiser l’humanisme.
Aimé Césaire n’a pas tort en soulignant, en substance, que la barbarie contre l’homme blanc en Europe a ouvert la voie à la dignité pour le colonisé.
Bientôt après la Grande Guerre, en effet, intervenait la décolonisation par vagues successives.
Hitler l’a montré: À partir de n’importe quel critère, on peut hiérarchiser—et même violemment—entre des humains qui se croyaient si proches.
Autrement, les hiérarchies décrétées par la violence ou par d’autres formes d’arbitraire n’obéissent ni à la nature, ni à Dieu.
S’affranchir le Cerveau
À conditions de vie et à psychologie égales, point de différences humaines qui puissent tenir tout simplement à la densité de mélanine dans la peau, encore moins à la notion de tribu ou d’ethnie.
C’est en voulant réfuter cette thèse irréfutable que des racistes patentés préfèrent, jusqu’à ce jour, attribuer l’édification des pyramides à des extra-terrestres plutôt qu’à une Égypte antique noire.
En tout cas, chaque fois qu’un noir s’est fixé un objectif clair et s’est mis à la tâche, répudiant les préjugés racistes bâtis sur les théories des ethnologues européens des 500 dernières années, il lui a été impossible de rater l’objectif en question du fait de sa couleur de peau.
Mais la majorité de cette race traumatisée reste sous l’effet de l’hypnose avilissante induite par six siècles de traitement dégradant.
L’infériorité vis-a-vis de l’homme blanc—infligée d’abord par la violence du meurtre, du pillage et du viol—est aujourd’hui devenue une donnée automatique ancrée dans le subconscient.
Le tribalisme ethnique n’est qu’une pitoyable réplication à une basse échelle (entre les soi-disant indigènes d’hier) du schéma arbitraire de stratification sociale imposée par le conquérant blanc, qui avait intérêt, bien entendu, à diviser pour régner.
Les exemples sont légions; les exemples de noirs qui se sont révoltés contre le conditionnement à l’infériorité, contre l’imposture des théories suprémacistes.
Oui, chaque noir est potentiellement un Mohammed Ali, un Usain Bolt, un Nelson Mandela, une Wangari Mathai, un Thomas Sankara, un LeBron James, une Beyoncé, etc.
Mais l’on est massivement accroc (soit par auto-sabotage, soit par inconscience) au traumatisme qui nous a collectivement endormi autrefois.
La masse préfère encore se vautrer dans la petitesse, soit en se flattant d’une fausse grandeur fondée sur l’idée que l’on est issue d’une tribu plus noble que celle de l’autre noir en face.
Soit en se résignant (au niveau du subconscient) à croire que les ethnologues racistes de cette Europe d’autrefois avaient raison, et que sont d’ailleurs courageux ces africains parmi nous, qui—ivres de leurs propres frustrations et inadéquations—sont fiers d’aboyer que oui, le noir est maudit.
Non, la malédiction n’a pas de couleur. Elle n’a pas d’ethnie. Elle est un état psychologique. Elle est une résignation mentale.
Un Soussou ou un Peul de l’arrière-pays en Guinée éduqué dans la relative aisance au Palais de Buckingham, culturellement et mentalement, n’aura que peu à avoir avec leurs cousins restés dans leur milieu d’origine.
Et ce serait absurde d’expliquer leurs différences acquises par des dispositions génétiques, ou par la couleur de leur peau, ou par leurs ethnies. Après tout, nos cousins hypothétiques sont respectivement de la même extraction génétique, du même groupe ethnique.
Beaucoup d’études portant sur les sorts divergents de jumeaux identiques peuvent utilement être convoquées ici pour appuyer notre raisonnement. Non—l’homme, c’est la somme d’une géographie et d’un conditionnement psychologique. Que dire en fin de compte?
Dernier Ressort
Il est temps que l’Africain moderne sache les origines obscures de son instinct tribal porté à ce niveau de sophistication plutôt dangereuse—ce button funeste qu’il suffit d’activer pour déclencher des massacres.
Il doit le savoir—pas pour se victimiser et fuir ses responsabilités—mais pour se libérer le cerveau et s’orienter conséquemment.
Les grands hommes—scientifiques ou spirituels—n’ont jamais été dans le repli identitaire. Et quelqu’un l’a si bien dit, en substance, parlant de Cheick Anta Diop:
Tout ce qui tend à vous figer dans le passé est mauvais; la non-transmission du savoir et l’absence de sa démocratisation est source de régression. Il faut s’insurger contre les tentatives de repli identitaire; il faut dépasser la conscience tribale.
Et voilà qui est bien dit. Le mérite, ou le blâme, chez l’humain éclairé est individuel. Ton groupe ethnique n’est responsable de tes forfaitures pas plus qu’il n’est responsable de tes exploits.
Ne nous abaissons jamais au niveau de ceux qui regardent vers le sol. Embrassons une perspective cosmique et tournons le regard haut, ad astra—vers les étoiles.
Certes, on ne deviendra pas des dieux. Mais au moins, nous nous libérerons de ces geôles mortifères, ces geôles tribales et identitaires.