Sankara, L'Héritage Indélébile Du Capitaine, 37 Ans Après Son Assassinat
Plus que jamais, l'ombre de Thomas Sankara plane sur son pays, inspirant une nouvelle génération à revendiquer la souveraineté du Burkina et affirmer l'identité nationale.

Refuser l’état de survie, desserrer les pressions, libérer nos campagnes d’un immobilisme moyenâgeux ou d’une régression, démocratiser notre société, ouvrir les esprits sur un univers de responsabilité collective pour oser inventer l’avenir.
—Thomas Sankara, 1984, New York
Le plus jeune président du monde, le capitaine Ibrahim Traoré du Burkina Faso, est un homme pressé, pas à cause d’une jeunesse débordante. Non. Il y a deux ans, à seulement 34 ans, Traoré a hérité d’un pays en proie au chaos. Comment?
Des islamistes, soutenus d’une main à peine invisible et ragaillardis par la chute de la Libye, sèment la terreur dans les régions reculées du pays. Pour le moins qu’on puisse dire, Traoré a une guerre à gagner. Mais surtout, il doit redonner espoir à un pays traumatisé où tout est urgent.
Évidemment, le jeune président n’a pas une seconde à perdre. Et il semble avoir compris qu’un maximum de franchise lui ferait gagner du temps, ou du moins éviterait toute confusion quant à ses priorités.
Pour quiconque connaît la politique africaine, en particulier celle du Burkina Faso, Traoré n’est qu’une réincarnation, l’héritier politique d’un autre capitaine, Thomas Sankara, qui avait marché dans ses pas il y a 37 ans.
Et l’histoire de Sankara est une tragédie qui revient chaque année au cœur de la conscience nationale. Et mardi, Traoré—fidèle à son franc-parler—a rendu un hommage percutant à son prédécesseur.
« Aujourd’hui, 15 octobre », relève le président Traoré à l’attention du monde entier, « le peuple burkinabè se remémore l’assassinat lâche et ignoble du Président Capitaine Thomas Sankara, Père de la Révolution démocratique et populaire du 4 août 1983. »
« Je rends un vibrant hommage à ce grand visionnaire qui a marqué, et continue de marquer de façon indélébile, l’histoire de notre Nation par son intégrité, son patriotisme et son engagement indéfectible pour un Burkina Faso digne, libre et souverain. »
Il y a beaucoup à dire sur cet hommage empreint de générosité. Alors, quelle est l’histoire de ce grand visionnaire dont toute une nation se sent obligée de se souvenir éternellement ?
Jour Tragique
L’après-midi du 15 octobre 1987. Quand le commando chargé d'éliminer le capitaine Thomas Sankara arrive à la villa du Conseil de l'Entente à Ouagadougou, la capitale, il se dit au moins sûr d'une chose :
Le carnage qu’il s’apprête à déclencher ne laisserait aucun survivant. Les éléments du commando pensaient qu’ils seraient triomphants pour toujours, sans âme pour les tenir à jamais responsables.
Bien sûr, les assassins n’ont laissé aucune note détaillant leurs motivations. Même Alouna Traoré, mystérieux seul survivant du massacre, dont le témoignage fragile nous offre un aperçu direct de la frénésie meurtrière de ce jour-là, ne peut décrire avec certitude ce qui animait réellement le groupuscule.
Cependant, la tactique de la terre brûlée qu’ils déploient cet après-midi parle plus éloquemment et avec plus de crédibilité que toute confession ou témoignage direct. Les éléments du commando n’étaient pas là pour faire de prisonniers.
Ainsi, malgré la possibilité qu’ils avaient de désarmer et de détenir leurs malheureuses victimes, ils ont opté pour une solution radicale.
L’opération dure environ trente minutes. Mais la tâche macabre était pratiquement terminée dès les premières rafales des AK-47. Sankara est touché par deux fois au front—des coups fatals.
Une demi-heure plus tard, alors que les tirs se poursuivent, le PF—le Président du Faso—est déjà mort; il a cessé de respirer depuis longtemps.
Parmi les douze victimes qui partagent le tragique sort de Sankara, quatre sont des membres civils d’un cabinet ad hoc convoqué pour traiter d’une spécifique question d’orientation politique.
Leurs noms sont connus : Paulin Bamouni, Patrice Zagré, Frédéric Kiemdé et Bonaventure Compaoré.
Les autres victimes étaient des militaires de l'armée révolutionnaire, faisant office de gardes du corps ou de chauffeurs pour le convoi présidentiel.
Parmi eux se trouvait l’adjudant Christophe Saba, la figure parfaite du mauvais homme au mauvais endroit au mauvais moment. Saba n’était point de service; il était juste de passage pour discuter entre amis, entre camarades.
Comme vous pouvez le voir, le 15 octobre 1987, tel qu’il s'est déroulé au Burkina Faso, n'était pas une fiction. Et les trente-sept années écoulées depuis n'ont rien fait pour atténuer la brutalité de ce qui s'est passé ce jour-là.
Mais si le capitaine Thomas Sankara est devenu encore plus populaire mort que de son vivant, ce n’est pas seulement à cause de sa fin tragique.
Homme Intègre
Thomas Sankara était un homme hanté par le dénuement des masses dans l'ancienne colonie française de Haute-Volta, où il a grandi dans une relative prospérité.
Il n’a jamais eu faim et a eu la chance de recevoir une éducation. C’est parce que son père, Joseph Sankara, était gendarme, appartenant à la petite élite.

A l’abri de la pauvreté ambiante, Thomas se demandait néanmoins : comment se fait-il que certains puissent manger à leur faim tandis que d’autres meurent de faim ? Et c’est une question qui ne le quitterait jamais, même après son accession au pouvoir le 4 août 1983.
« Il nous fallait prendre la tête des jacqueries qui s’annonçaient dans les campagnes affolées par l’avancée du désert, épuisées par la faim et la soif et délaissées », a-t-il déclaré à l'Assemblée générale des Nations Unies en 1984, exposant la vision de sa révolution populaire.
« Il nous fallait donner un sens aux révoltes grondantes des masses urbaines désoeuvrées, frustrées et fatiguées de voir circuler les limousines des élites aliénées qui se succédaient à la tête de l’Etat et qui ne leur offraient rien d’autre que les fausses solutions pensées et conçues par les cerveaux des autres. »
Pour aller au-delà de cette rhétorique hautement prometteuse, Sankara savait qu’il devait être cohérent—il ne serait pas l’un de ces aliénés roulant en limousine.
Radicalement, il revoit à la baisse revu le train de vie des membres du gouvernement, à commencer par le sommet.
Il s'attribue un maigre salaire mensuel de 450 dollars, refusant d'utiliser la climatisation dans son bureau, qu'il considérait comme un luxe.
Le capitaine vend les deux tiers du parc automobile de l’Etat et de la Renault 5—la voiture la moins chère vendue au Burkina Faso à l'époque—il fait la voiture de service officielle des ministres.
Et en rupture spectaculaire avec la tradition, le capitaine rejette le népotisme et repousse tous ces parents qui cherchent à se faire embaucher par affinité, abusant de leurs relations personnelles.
Et pas de faveurs pour maman et papa. Les parents de Thomas continueront à vivre dans leur vieille maison modeste dans le quartier populaire Paspanga, où ils décéderont dans une quasi-misère des décennies après l'assassinat de leur fils.
Au premier anniversaire de sa révolution en aout 1984, Sankara décide d’abandonner le nom colonial du pays, La Haute-Volta. Il le remplace par Burkina Faso—Pays ou Terre des Hommes Intègres.
Ce nom était programmatique ; il s’agissait d’inciter inconsciemment chaque citoyen à l'honnêteté, à l'intégrité.
Et Sankara, partisan du leadership par l’exemple, se devait d’etre l’homme intègre par excellence—le burkinabè parfait. Il ne pouvait se permettre de lésiner sur la valeur d'intégrité. Pourquoi ?
L’intégrité était l’essence spirituelle indispensable pour faire avancer les politiques publiques urgentes nécessaires pour sortir des millions de personnes de la pauvreté et pour cimenter l’héritage de Sankara en tant que figure transformatrice.
Nous avons choisi de rechercher des formes d’organisation mieux adaptées à notre civilisation, rejetant de manière abrupte et définitive toutes sortes de diktats extérieurs, pour créer ainsi les conditions d’une dignité à la hauteur de nos ambitions.
—Thomas Sankara, 1984, New York
Dans son discours à l'ONU—recyclant des idées familières même à ses observateurs les plus éloignés—Thomas Sankara déclarait :
« Nous avons choisi de […] refuser l’état de survie, desserrer les pressions, libérer nos campagnes d’un immobilisme moyenâgeux ou d’une régression, démocratiser notre société, ouvrir les esprits sur un univers de responsabilité collective pour oser inventer l’avenir. »
« Briser et reconstruire l’administration à travers une autre image du fonctionnaire, plonger notre armée dans le peuple par le travail productif et lui rappeler incessamment que sans formation patriotique, un militaire n’est qu’un criminel en puissance. Tel est notre programme politique. »
Tandis qu’il adressait ainsi aux diplomates du monde entier, Sankara n’était au pouvoir que depuis un an. En fait, il présentait-là la feuille de route de sa présidence, qui ne devait durer que quatre courtes années.
Pour réaliser sa vision si ambitieuse, le jeune leader révolutionnaire avait besoin de politiques visant à des réformes radicales. Celles-ci devaient concerner divers secteurs. Et elles conduiraient à des changements significatifs, avec un impact durable.
Sankara introduit l’éducation gratuite à tous les niveaux, en mettant l'accent sur l'accessibilité pour tous les enfants, en particulier dans les zones rurales, ce qui a considérablement augmenté le taux d'alphabétisation dans le pays.
Au-delà des mathématiques et de l’alphabétisation, le système scolaire révolutionnaire met l'accent sur l’éducation civique. L’objectif est d'inculquer tôt aux jeunes un sentiment d’identité nationale et de responsabilité.
Le programme d'études garantissait que chaque enfant burkinabé était pleinement conscient de l’importance de l'autosuffisance et de la justice sociale.
Et aussi importante que l’éducation pour le projet révolutionnaire était la libération des femmes. Pourquoi ?
La Haute-Volta était un pays conservateur de type ouest-africain. Certaines croyances profondément ancrées en matière du genre désavantageaient les femmes. C’était une situation que Sankara devait résoudre, dans le cadre de son engagement à libérer son pays de la stagnation moyenâgeuse.
Au grand dam des chefferies traditionnelles profondément enracinées dans les vieilles habitudes, le gouvernement décidera de consacrer la défense des droits des femmes, faisant de l'égalité des sexes un principe fondamental des politiques publiques.
Sankara nomme des femmes à d’importants postes de responsabilité au sein du gouvernement, et encourage leur participation à la politique et aux questions de l'emploi.
Mais les réformes du capitaine en matière de genre sont bien plus ambitieuses, puisqu’il met en œuvre des programmes interdisant les mariages forcés et encourageant la planification familiale.
Dans une de ses célèbres declarations, Sankara rappelle : « La révolution ne peut réussir sans l'émancipation des femmes. »
Et si les droits des femmes constituaient un élément crucial de son programme, le jeune leader accordait également la priorité à la protection de l'environnement.
En fait, bien avant que le réchauffement climatique ne devienne un problème pressant à l’échelle internationale, Thomas Sankara, dont le pays est situé à la lisière du Sahel, avait une conscience aiguë de l’importance de la conservation de l'environnement.
Il lance de vastes campagnes de reboisement pour lutter contre la désertification et améliorer la productivité agricole. La célèbre Marche Verte, visant à restaurer les terres dégradées, entre dans ce cadre.
Chaque établissement scolaire sous la Révolution a l’obligation de souscrire à l’initiative Une École, Un Bosquet, aux termes de laquelle les écoliers doivent planter des arbres, activité à part entière du cursus.
Les politiques environnementales de Thomas Sankara préconisent des pratiques agricoles respectueuses de l’environnement. Elles visent à assurer la sécurité alimentaire tout en veillant à la promotion de techniques d’agriculture biologique.
Dixit Thomas Sankara: « Notre ambition économique est d’œuvrer pour que le cerveau et les bras de chaque burkinabè puissent au moins lui servir à inventer et à créer de quoi s’assurer deux repas par jour et de l’eau potable. »
Dans la lignée de cet objectif ainsi affiché, le gouvernement révolutionnaire met en oeuvre des politiques visant à réduire la dépendance à l'aide étrangère et aux importations.
« Consommons ce que nous produisons », était un slogan familier pour le peuple burkinabè sous la Révolution. Et c’était plus qu’un slogan.
En pratique, cela se traduit par un soutien aux industries locales et à l’agriculture pour stimuler l’autosuffisance. Et les produits Made in Faso sont distribués à travers la chaîne de marchés Faso Yaar disponibles dans les villes.
Sankara ne se souciait guère des prescriptions économiques de Bretton Woods. Ses politiques étaient inspirées de la tradition africaine de solidarité.
Dans le village de ses parents, comme dans tous les villages du pays, la valeur n’est pas systématiquement mesurée en termes du marché. Certaines choses n’ont tout simplement pas de prix.
Ainsi, dans le cadre de ses efforts pour mettre le destin de la nation entre les mains de tous, Sankara nationalise plusieurs secteurs, notamment des mines et des transports, réorientant les bénéfices vers les programmes sociaux et le développement d’infrastructures.
Et pour la gestion des entreprises publiques, il exige une transparence totale, et il y a un prix à payer pour la malhonnêteté—un prix décidé par un jury des pairs de l’éventuel recalcitrant. C’était le ressort des TPR, les Tribunaux Populaires de la Révolution.
En tout cas, Thomas Sankara se sera attaqué de plein fouet à la corruption grâce à des réglementations strictes et des mesures de responsabilisation des fonctionnaires. Comme indiqué précédemment, il regle a la coupe le train de vie de l’Etat, réduisant son propre salaire et celui de ses ministres.
Et il sera toujours reconnu pour avoir encouragé la participation populaire à la gouvernance, favorisant une culture d'honnêteté et d'implication populaire dans les processus décisionnels.
Tel était Thomas Sankara à domicile. Mais sa révolution n’était pas complète sans une politique étrangère courageuse; une politique d’éloquence anti-impérialiste qui se préoccupait du sort de tous les damnés de la terre.
Oui, tel était le “grand visionnaire” qui—selon l’hommage du jeune President Ibrahim Traoré—a marqué et continue de marquer de façon indélébile, l’histoire du Burkina Faso qu’il voulait digne, libre et souverain.