Le Grand Mythe de la Malédiction du Noir
Bien entendu, l’on n’a pas besoin d’avoir l’âme trop sensible pour tressaillir à toute évocation de la tragédie qui fut celle du tout premier Chef du Gouvernement de la République Démocratique du Congo, Patrice Emery Lumumba.
Le dernier avatar en date de la saga macabre était la restitution le 20 juin de la dent de cette figure emblématique de la cause Panafricaniste. De son arrestation à la restitution de la dent en question, le scénario—tel qu’il a été recousu par fragments de témoignage—est digne d’une scène des profondeurs de l’Enfer:
D’abord, la capture au beau milieu du chaos. Ensuite, la torture, la mort violente, la dépouille que l’on dissout dans l’acide, des années de zones d’ombre, et enfin, l’histoire de la dent—une dent arrachée des restes du martyr pour nourrir les sinistres désidératas d’un tortionnaire qui voulait un trophée pour garnir ses souvenirs.
Horreur. Horrible tableau. Inhumanité.
C’est à croire que Satan devait lui-même grimacer d’un sentiment assez troublé à observer—de son repaire des ténèbres—ce long supplice resté longtemps enveloppé d’un mystère presque total.
Pauvre Lumumba ! Le prix de son vœu de souveraineté pour son peuple fut onéreux. Et on ne refera pas l’histoire: Si la CIA l’avait voulu—si sur le trône en Belgique il ne régnait point un roi au cœur de granite—Lumumba aurait peut-être vécu.
Mais passée la responsabilité manifeste de l’impérialiste, se pose celle des frères d’épiderme du tragique disparu.
Oui, la main ordonnatrice qui était blanche ne saurait absoudre les bras noirs vigoureux qui malmenèrent le toupet sur cette tête toute effrontée devant le serpent impérialiste qui montrait encore ses dents crochues et venimeuses.
En effet, comment l’affaire aurait-elle prospéré sans l’entremise de ceux que le rédacteur de l’hymne national du Burkina Faso aurait qualifiés de “servants locaux”?
En tous cas, le casting—la distribution des rôles—pour cette pièce horrible est aujourd’hui bien connu: un président Kasavubu moins charismatique que son premier ministre, dont il se méfiait parce qu’il lui faisait ombrage;
Un Moise Tshombé sécessionniste, érigé en chef au Katanga par les puissances de l’ex-Bloc Capitaliste qui s’en serviront pour torpiller les velléités souverainiste du jeune Premier Ministre;
Et un Mobutu Sese Seko, chef d'État-Major roublard et ambitieux, qui voyait dans le désordre une chance unique pour prendre son ascension, pour enfourcher la monture de son destin pour les sommets du pouvoir.
La suite de la trame impliquera le transfert de la “proie” entre les mains de ses ennemis jurés au Katanga où un peloton d’exécution fera le reste sous supervision belge.
Ce qui advint plus tard côtoiera pendant longtemps le flou et la supposition. L’on n’aurait jamais su qu’une dent était “rescapée”, n’eut été l’aveu à l’article de la mort de cet agent spécial belge qui fut acteur de la pièce tragique.
En tous cas, l’occasion de la restitution de la dent aux autorités congolaises et le récent anniversaire de l’indépendance de la RDC ont suscité comme d’habitude l’éternel débat sur le Noir qui serait le premier ennemi du Noir.
Les pièces à conviction pour ceux qui soutiennent cette thèse sont lésion. On jette nécessairement dans le lot la trahison fratricide entre les frères de la Révolution Burkinabé, Thomas Sankara et Blaise Compaoré.
Et pour le cas le plus récent—un cas bien moins tragique—on cite le Mali où le gouvernement, en rupture avec la France au sujet de la transition militaire en cours, annonça il y a quelques mois avoir déjoué une tentative de complot.
Trahisons. Meurtres. L’histoire de l’Afrique post-coloniale semble retentir de faits d’intrigues sordides mettant en scène la méchanceté du Noir contre le Noir.
Mais peut-il y avoir scientifiquement un lien entre le vice de la trahison et le fait racial d’être de couleur noire? Quelle est la rationalité d’arguer que le “premier ennemi du Noir est le Noir?”
Comme je le disais en commentaire il y a quelques temps à l’adresse d’un compatriote respectable, dire—au regard de ce qui se passe quelquefois de psycho-tragique entre Noirs—que “l’ennemi du Noir est le Noir”, est une évidence; mais évidence qui découle d’un problème mal posé.
L’ennemi de l’Indien est aussi l’Indien: Rappelez-vous l’identité de celui qui a assassiné Gandhi—Nathuram Vinayak Godse était Indien.
L’ennemi du Juif est le Juif: Yigal Amir, qui descendit Yitzhak Rabin à bout portant et qui purge pour cela une peine d’emprisonnement à vie, est un Juif.
Et oui, l’ennemi de l’Arabe est aussi l’Arabe: Ce n’est pas un Noir qui dégomma Anwar el-Sadat—c’était un Arabe.
L’histoire de l’esclavage et de la colonisation—en consacrant une dégradation collective de la Conscience Noire—a créé une sorte d’affinité entre tous les Noirs du monde qui seraient tous unis dans la mémoire de cette humiliante douleur collective.
Mais cette tragédie communautaire n’est pas purificatoire; c’est juste un drame artificiel—c’est-à-dire tissé par l’envahisseur—drame artificiel venu se superposer au drame bien naturel de l’imperfection humaine, drame par défaut de tout mortel, drame qui guette toute l’Humanité.
Chez tous les peuples du monde, devant le jeu des intérêts du pouvoir et de l’argent, l’individu sans principes foulera aux pieds les valeurs les plus chères à toutes les spiritualités, afin de trahir et—quelquefois—planter le canif du meurtre dans le dos de son semblable. Autrement, la trahison et le meurtre n’ont pas des propriétés spécifiques à la Race Noire.
À faire systématiquement porter à la couleur noire la responsabilité des failles universellement inhérentes à la nature humaine, on en ajoute—pour l’Africain— à ce fardeau déjà assez lourd; le fardeau des mémoires tragiques.
Et c’est se prendre dans son propre piège mental quand ce mythe du “Noir maudit” est entretenu par le Noir lui-même, puisque son impact psychologique est dévastateur et alimente un cercle vicieux. Lequel?
Eh bien, le cercle vicieux du Noir qui tue et trahit perpétuellement, parce que dans son subconscient, il s’est conditionné à accepter que le Noir est le premier ennemi du Noir, et étant Noir, il ne puisse échapper à une malédiction qui lui serait ainsi transcendante.
Mais, quelle tragédie !
Qu’on se réveille, donc ! La race—en tant qu’espace d’emprisonnement où l’on interne tout un peuple, coupable d’être noir, ce qui s’entendait “être inférieur”—est une fabrication de l’envahisseur, qui fut d’abord marchand arabe et ensuite conquérant européen.
La diversité des cultures et des tribus de l’Afrique, l’envahisseur l’a fourguée dans ce “pénitencier psychique”—pénitencier de l’imaginaire—pour se faciliter le contrôle psychologique en masse de peuples et nations, en réalité dynamiques et multidimensionnels, et ce par le biais d’un mot-clé-levier: Noir. Il suffit de le scander et l’Africain, dans sa pluralité, est pris dans le filet comme une négligeable entité homogène.
Et voici l’ironie: Aujourd’hui, le marchand arabe est reparti depuis, avec sa caravane; le gouverneur européen a depuis quitté la maison coloniale sur la colline du canton. Mais l’Africain est resté prisonnier du pénitencier psychique.
Comme vous voyez, par une simple déconstruction sémantique, l’Africain peut se libérer du sentiment vague de faire l’objet d’une malédiction du fait qu’il serait Noir, puisqu’il est transcendant à ce que l’envahisseur entendait par Noir.
Relisez l’histoire: Dans la diversité des cultures, des langues, des tribus de l’Afrique pré-coloniale, le paysan qui se réveillait le matin au village n’était guère un Noir avant tout—il était forgeron, il était griot, il était guérisseur, Mossi, Peul, Bwaba, Bambara, Ibo, Fan, etc. Le rapport à l’altérité n’était pas une fonction de la couleur de peau.
Que je le précise: Loin de moi d’idéaliser une Afrique perdue; non, l’Afrique des Anciens avait ses tragédies. Seulement, l’équation de celles-là ne se posait pas en termes de la couleur de peau: La couleur de l’Africain lui était invisible.
Ce qui constituait son essence, au contraire, c’était son caractère, sa disposition à vivre en harmonie avec sa conscience, avec ses semblables, avec ses ancêtres, avec son Dieu.
En tout état de cause, le Noir ne saurait avoir le monopole du meurtre et de la trahison: Les plus grandes tragédies orchestrées dans l’histoire de l’Humanité ne l’ont pas été par des Noirs.
Si donc le meurtre et la trahison confèrent une qualité de malédiction, le Noir n’en aura pas le Grand Prix. Le Grand Prix ira à d’autres peuples et nations, sachant déjà que le Noir n’a jamais quitté son continent pour aller conquérir et subjuguer d’autres peuples et nations qu’il aurait jugés inférieurs.
Qu’on se le dise: L’on est bien plus substantiel que la couleur de cette peau qui nous enveloppe et qui nous protège des intempéries, de l’ardeur des rayons du soleil brûlant sous nos tropiques.
Mais il faut échapper à la dramatisation psychologique de notre couleur, que cette dramatisation vienne de nous-même ou d’un regard extérieur méprisant.
Être Noir—tout comme être blanc, être arabe—est une neutralité absolue: Ce n’est aucunement qualitatif en soi. La race n’empêche personne d’être un véritable tas de détritus. La valeur supérieure de l’homme, c’est sa valeur d’humanité.
Mais inconsciemment, nous nous servons du marqueur racial pour nous dédouaner de nos responsabilités, parce qu’en nous définissant d’abord comme Noir, nous pouvons convoquer la responsabilité historique de ceux qui ont fait de nous des Noirs d’abord avant tout, afin de masquer de cet écran de fumée nos propres irresponsabilités.
Ainsi, par simple convocation du passé, nous pouvons psychologiquement nous dérober à l’obligation de veiller au respect—dans le présent—de nos valeurs: valeurs d’intégrité, de sagesse, de fraternité, de travail, de la parole donnée, de responsabilité. Ça rappelle la blague de l’enfant qui joue au faux malade pour ne pas aller à l’école.
C’est la faute à qui si chez nous, par exemple, rien n’est plus sacré? Nos lois fondamentales ne sont pas sacrées: Le soldat qui se croit en possession de couilles bien pendues fait son putsch, demande à se faire respecter et après il s’étonne que des sans-foi-ni-loi—justement comme lui—veuillent lui faire un putsch.
Les exemples sont lésion, où l’on se préoccupe plus de la paille dans l’œil de l’autre que de la poutre dans le sien.
On justifie toutes les compromissions par la nécessité et le besoin. Mais la vertu, c’est de s’abstenir de la compromission en dépit de la nécessité et du besoin.
Pour paraphraser le Coran, à époux infidèle, épouse infidèle: Une vie sans principe enfantera toujours déception et lamentation, dont on voudra se décharger la responsabilité par des faux-fuyants.
Non, Dieu ne dépouille personne de toute marge de manoeuvre sur son destin. La rigueur du juste finit par inhiber l’action du méchant. S’indigner de la perversité des autres, tout en étant soi-même mal conditionné et mal disposé, c’est avoir du culot gratuit.
En tous cas, l’harmonie nécessaire à la prospérité des nations est une affaire individuelle avant d’être collective. Elle est le fruit d’une éducation, et non la conséquence de notre appartenance à une race de quelque couleur que ce soit.
S’il y a donc malédiction dans le fait que l’on est Noir, l’on n’est maudit qu’à dessein. Autrement dit, l’on dispose de tout pour conjurer la malédiction—Un homme qui sanctifie ses valeurs ne saurait être le jouet de personne.
Un tel homme se donnera volontairement la mort, si tel devenait nécessaire, avant que quelques forces maléfiques puissent s’en servir pour ourdir un meurtre ou une trahison fratricide.
Non, le Noir n’est pas l’ennemi du Noir. Les hommes émancipés de tout principe et de toute responsabilité—les Mobutu d’Afrique, les Nathuram d’Asie, les Yigal du Proche Orient—sont les premiers ennemis du Noir et de l’Humanité.
Non, la couleur noire n’est pas notre problème. L’homme est homme tout court. Et son existence—comme celle des États—obéit à des impératifs spirituels, législatifs et géopolitiques.
Maintenant, à vous la parole: Seriez-vous plus ou moins portés à la trahison et au meurtre du fait de votre couleur de peau?