L’Excès d’Amabilité Est un Péril, Et La Critique Sans Éthique Aussi
Il y a Jacques le Fataliste—le fameux Jacques inventé par ce grand maître de l’ironie, Diderot, qui se sert de son “invention” pour fustiger et tourner en ridicule l’attentisme existentiel de ses contemporains.
Mais le Jacques dont il est question ici—Jacques le Professeur—n’a en commun que de prénom avec notre célèbre fataliste.
Tandis que Jacques le Fataliste vous dira, avec une certitude de destin, que tout ce qui se dit à un moment donné ne pourrait être dit ni plus tôt ni plus tard, Jacques le Professeur, sur un doute cartésien, tentera de vous faire comprendre que “la vérité n'est pas un butin de guerre qu'on puisse thésauriser ou un trésor à apprivoiser dans un coffre fort moral.”
Jacques le Professeur n’est donc pas fataliste. Aussi, il refuse de s’abreuver à la fontaine du moralisme, qui serait l’espace clos de tout esprit préférant ordonner plutôt que de se mettre en ordre—ordre de bataille pour prendre d’assaut la vie en vue d’imprimer du sens à l’existence.
En bon précepteur de son temps, Jacques le Professeur aime à philosopher au clavier, c’est-à-dire que son expression n’est pas circonscrite au seul cadre de l’amphithéâtre ou à celui des plateaux de conférence.
Ses quotidiennes leçons de philosophie spontanées sont des cours “urbi et orbi”—à l’adresse de ses étudiants et potentiellement à toute la Toile. Et comme à l’amphithéâtre, son exercice de la philosophie par clavier interposé est un échange à double flux.
Récemment, philosophant donc au clavier comme à son habitude, Jacques le Professeur braqua un coup de projecteur sur la fonction de la critique sous son rapport avec l’individu qui la subit.
Pour le journaliste, c’est un sujet d’office intéressant, puisque la possibilité de la critique est une condition de “la liberté de la presse”, même si l’usage journalistique de la critique est automatiquement assujetti au devoir de responsabilité.
En effet, le journaliste qui abuse de son droit à la critique est comme le soldat fou qui détourne son arme de sa destination légitime pour en faire un instrument au service du meurtre.
Il reste cependant que le journaliste—quand il porte expressément sa casquette—n’est pas un philosophe. La vérité du journaliste est une vérité populaire; celle du philosophe est transcendante.
Le journaliste appréhende la critique à partir d’une perspective utilitaire et normative—perspective souvent formellement orientée par les fameuses conventions éthiques.
Mais le philosophe, en l’occurrence, se laisserait-il encombrer de telles conventions quand il philosophe sur la fonction sociale de la critique?
Jacques le Professeur vous répondra via le detour d’une question rhétorique: “Qui de ceux qui nous cajolent, nous bercent, nous caressent dans le sens du poil ou de ceux qui nous prennent à rebrousse-poil, nous critiquent avec vigueur—rigueur et sévérité allant jusqu'à la discourtoisie—nous rendent les meilleurs services dans nos vies, du point de vue intellectuel ou moral?”
A priori, cette question rhétorique restreint le champ pour l’examen du sujet: Elle pose expressément la critique comme un mouvement, sans condition, qui s’exerce à l’égard ou à l’encontre de l’individu. Le préalable de l’intérêt public—essentiel pour le critique de presse—n’est aucunement posé comme indispensable. Pour le philosophe, la critique vaut—ne serait-ce que—par son simple fait. Pour paraphraser Descartes, “Je critique, donc je suis et j’ai raison.”
Avec les contours de sa réflexion ainsi arrêtés, Jacques le Professeur s’en va admettre d’abord que l’affabilité, la douceur et l’amitié sont des vertus en matière de pédagogie. Puisque, dit-il:
“Chacun sait que la violence verbale ou physique, psychologique est dramatique en matière de pédagogie et qu'elle peut inhiber partiellement ou complètement une dynamique d'apprentissage.
“Chacun de nous peut à juste titre souhaiter être repris quand il le faut, de préférence de la manière la plus secrète, discrète et amicale possible, sans heurt ni publicité tapageuse pouvant aller jusqu'à l'humiliation publique.”
Mais pour Jacques le Professeur, l’homme aimable ne nous en apporte pas autant que celui qui nous rudoie. L’amabilité de l’homme courtois est potentiellement une ruse—elle cacherait un excès de conscience de ses propres limites ou sa propre peur de la critique.
“On ménage autrui pour être ménagé en retour,” martèle le disciple de Nietzsche. En d’autres termes, trop d’amabilité, c’est de l’opium.
Jacques le Professeur en conclut que nos vrais amis sont ceux “qui nous reprennent à la manière des torpilles, nous font faire des bonds qualitatifs importants dans nos apprentissages théoriques et existentiels.
“Avec eux, point de place pour les caresses, ils ne distribuent que des chocs, des piques, des éclairs fulgurants, des bruits de tonnerre qui réveillent et maintiennent en éveil.”
Nous sommes là en présence de ce que j’appelle une apologie de la critique— apologie de la critique comme seul vrai agent qui soit à même de mettre l’homme face-à-face avec ses limites, aiguisant sa lucidité sur ses insuffisances, ses délires, ses incohérences, ses turpitudes.
Et la théorie est doublée d’une prescription pratique—Le meilleur service que l’on puisse se rendre serait de se soumettre avec allégresse au monstre de la critique. “En fait,” s’interroge Jacques le Professeur, “avons-nous notre mot à dire devant la critique quand elle frappe?”
Apparemment, non. Puisque “la critique est une réaction libre et elle ne se soumet pas à quelque exigence du sujet de l'action pour s'exprimer; autrement dit, elle répond à sa manière à l'action, et interpelle l'acteur.” La critique n’a d’injonction morale à recevoir de la part de celui qui est critiqué.
L’argumentaire est cohérent et facile à appréhender. En effet, face au tutoiement de l’existence—l’existence qui réserve souvent ses palmes à l’homme qui sait garder un calme olympien devant l’hostilité—il n’y a de meilleur allié pour l’homme d’action que la critique.
Mais si la critique qui nous cloue au pilori se fait ainsi le gardien de notre action, qui sera le gardien de l’action de la critique?
Sans conteste, l’apologie de Jacques le Professeur est intacte dans tout ce qu’elle recèle de méritoire. Mais sous le regard du journaliste, elle laisse échapper à bon compte la critique quand celle-ci est absolue.
Le principe du droit absolu du critique à la critique est le fondement même de la mauvaise foi en politique, où le simple fait d’être de bords différents vous met théoriquement à équidistance de la vérité, ce qui ne peut être mathématiquement toujours vrai.
En politique, la critique est souvent une tragédie, dans le sens qu’elle est plus regrettable que souhaitable; dans le sens qu’elle obéit à une logique qui aime à faire fi du fait objectif.
Malheureusement—qu’elle soit portée par l’ignorance ou par une mauvaise foi authentique—cette forme de tragédie ne se limite plus aujourd’hui à la politique; elle est presque universelle.
Ainsi, nous avons des quidams qui soutiendront, contre toutes preuves, que la terre est plate et que la NASA nous a menti sur le caractère sphérique du globe. Sur Facebook, la parole du profane vaut autant que celle de l’expert.
On critique et déconstruit, pas au nom de la vérité, mais au nom de sa liberté de critiquer et de déconstruire. En définitive, on distribue des “chocs, des piques, des éclairs fulgurants” sans que l’objectif puisse jamais être de réveiller et de maintenir en éveil.
Isaac Newton, qui se sentait fort importuné par ces critiques qui ne savaient que peu ou prou de la physique, prit la décision radicale de publier son Principia Mathematica en Latin, pariant sur le fait que ceux qui le comprendraient dans cette langue érudite ne seraient pas du poil à lui porter une critique toute a fait vaine.
Non, la critique qui n’a pour objet qu’elle même est absolument futile, surtout quand il s’agit de se mettre d’accord sur l’essentiel pour bâtir une nation, pour éviter une guerre aux conséquences désastreuses, pour envoyer une navette spatiale sur Pluton ou pour simplement faire avancer les objectifs communs au sein d’une entreprise.
Même dans le milieu de la presse où l’arrogance semble a priori un atout, avoir la “réputation du hérisson” n’est pas d’un grand avantage. Dans nos lieux de travail modernes—le workplace au Royaume Uni, pour prendre un exemple qui m’est proche—le chef d’équipe qui “corse” trop un feedback pour son subalterne risque de l’envoyer en congé maladie pour “bullying”, et pourrait se taper six mois de stress à s’expliquer, à travers une procédure formelle, auprès des ressources humaines.
Que faire?
Dans la vie pratique—quand on manie le bâton de la critique—c’est mieux d’être un Socrates qu’un Diogène de Sinope.
Mais cette nécessité de manier la carotte plutôt que le bâton n’est pas une nécessité absolue. Elle ne disqualifie point l’apologie de la critique de Jacques le Professeur, dans sa principale thèse: à savoir que la critique est indispensable en ce qu’elle nous alerte à nos angles morts et nous invite à l’œuvre de combler nos insuffisances.
L’on ne saurait radicalement destituer l’Apologie de Jacques le Professeur, à considerer en effet que la critique—quand elle s’exerce—ne devrait se conformer à aucune lettre de mission signée par celui qui en fait l’objet.
Seulement la critique ne saurait s’affranchir de tout, et se foutre souverainement de ce à quoi elle s’oppose. Elle n’est légitime que si elle se soumet à une éthique—ne serait-ce qu’une éthique qu’elle se serait imposée à elle-même.
Maintenant, à vous: Y a-t-il un art de la critique? Jusqu’où peut-on aller quand on critique? Vous souvenez-vous d’un formidable service que vous aurait déjà rendu un parent, prof ou professionnel à la critique incisive? Veuillez répondre en vous servant du formulaire de commentaire ci-dessous.