Notre amour des stars peut-il transformer le mensonge en vérité?
Pour planter le décor, il me semble indispensable de marteler ici que l’objet de ce billet n’est pas de juger ou de mépriser.
Le mépris, c’est l’art des petits esprits. Et je suis d’accord avec Camus: Les vrais artistes ne méprisent rien; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger.
Et comme il s’agit ici de Michael Jackson, à quoi d’ailleurs cela servira-t-il de mépriser le King of Pop, lui qui a vécu pleinement et qui n’est plus aujourd’hui de ce monde?
Non, il faut dire que si ceci servirait du tout à quelque chose, ce serait en raison de l’hommage qu’il représente pour Michael, décédé un jour d’été en 2009.
Oh, Michael Jackson !
Pour remonter plus loin dans le temps, quand j’étais encore un élève distrait au collège, rêvant du monde infini au-delà de l’horizon, rien ne confortait autant ma croyance en l’inconnu que la musique de Michael Jackson. La réalité de sa musique, seule preuve de son existence pour nous, était comme les signes manifestes d’un dieu invisible; un dieu invisible auquel l’on ne pouvait échapper cependant.
Nos bals-poussière étaient incomplets sans les airs de Black or White; les meurtrissures des amours trahies par les copines infidèles se seraient cicatrisées seulement à demi sans les consolations de son You Are Not Alone.
Pour reprendre à mon compte les propos de Quincy Jones—le grand maestro qui contribua à la fabrique de la légende Michael—le King of Pop était un maître qui savait dompter toutes les sonorités pouvant lui être utiles. Oui, l’on ne saurait dire à suffisance que Michael Jackson était un rare vrai génie planétaire.
Mais avoir du génie, comme le disait l’autre, prédispose au déséquilibre. Oui, nos stars—nos étoiles—sont entaillées de fentes parfois très profondes. Et malheureusement, Michael n’était pas une exception à cette règle assez implacable.
Et comment faire preuve d’intégrité quand on est amené à porter un regard sur une idole aussi imparfaite?
Avant d’aller plus loin, voici ma réponse par défaut: Il ne faut jamais rien idolâtrer—n’idolâtrer ni un saint de la science ou de la religion, ni une star de Broadway ou d’Hollywood. La première tâche fondamentale de l’humain, c’est de se forger un caractère qui soit aussi admirable que possible.
Un caractère robuste, un caractère à toute épreuve est la meilleure garantie de notre souveraineté de l’esprit, qui est à son tour gage de notre totale liberté. Et cette garantie est compromise quand l’individu verse dans l’idolâtrie qui agit sur lui comme l’alcool de l’ivresse agit sur la personne ivre.
Oui, quand on idolâtre, le risque de l’emprisonnement psychologique devient incommensurable. Et l’emprisonnement psychologique prédispose à toutes les tortures, dont celles des vérités inconfortables. Or quiconque torture la vérité a fait un premier pas fondamental vers le meurtre.
Pour revenir à Michael Jackson, j’ai toujours admiré l’immense artiste qu’il était. Mais jamais ne l’avais-je idolâtré; jamais m’étais-je tourné vers lui pour la satisfaction d’une quelconque quête spirituelle.
Cette distance que je garde de tous ceux que j’admire m’a permis d’être lucide quand il s’est agi d’examiner avec lucidité les grandes fentes douloureuses dans la vie de ce génie de l’art musical.
L’une de ces fentes était évidemment sa relation tourmentée avec sa négritude, phénomène exposé au grand jour à travers sa lente transmigration raciale du noir vers le blanc.
De l'argent et de la gloire, Michael en avait. Mais Michael—si l'on en croit Quincy Jones qui a donc travaillé en étroite collaboration avec lui—se sentait très mal dans sa peau d’Afro-Américain, pour ne pas dire sa peau de nègre.
La théorie du vitiligo sur sa transformation était évidemment de la foutaise: bien que cette affection cutanée puisse expliquer une tache pâle ici et là—ce qui n'était d’ailleurs pas visible sur lui pendant ses années Thriller—elle ne saurait constituer une explication raisonnable pour la transmutation de son nez et de ses joues.
Pour le moins qu’on puisse dire, le vitiligo perturbe la couleur du sujet qui en est atteint; il ne transmute pas les traits du visage. La vraie question n’est pas de savoir si Michael s’est volontairement altéré les traits. Voici la vraie question: Pourquoi voulait-il le nez et les pommettes d'un homme blanc?
Bien sûr, la réponse—inévitablement complexe—est à rechercher dans la longue histoire des relations difficiles entre les races aux Etats-Unis d’Amérique.
A en croire Steven Shaviro—un critique des questions de société qui est lui-même un homme blanc—dans la “société suprémaciste blanche” qu’était la société américaine, Michael voulait devenir blanc. C'est une explication évidente, mais elle n'explique pas pourquoi une autre star noire comme Michael Jordan, par exemple, n'a jamais altéré ses traits africains.
Incontestablement cependant, Shaviro n’a pas tort: Le chanteur a vécu et est mort dans une Amérique où la couleur noir a été pendant trop longtemps une sorte de lettre écarlate permanente; un pays où un très digne champion, Jesse Owen, était rentré une fois chez lui avec quatre médailles olympiques et était malgré tout boudé par son propre président, pour la seule raison qu'il était noir.
En d’autres termes, depuis que le premier esclave noir a été expédié dans le Nouveau Monde, l'air du temps en Amérique n’a que très occasionnellement mis la conscience noire sur un piédestal. L’aventure de l’homme noir en Amérique a été en grande partie une mésaventure. Son séjour dégradant dans les champs de coton et cannes à sucres a foutu une claque indélébile à l’image et à la psychologie de l’Afro-Américain.
Dans ces circonstances, toute distraction prolongée loin de la répétition des mantras réparateurs comme Black Is Beautiful et I'm Black And I'm Proud… tout éloignement de ces mantras pouvait dangereusement envoyer l'âme noire traumatisée et perdue dans une quête douteuse d'une blancheur plutôt interdite.
Quelles que soient les raisons pour lesquelles Michael Jackson avait senti le besoin de se métamorphoser en “nordique” par abus de chirurgie interposée, le vitiligo n’en était qu’un faux prétexte.
Et quand on est du genre à idolâtrer les légendes, l’idée est pénible d’accepter que son idole soit si imparfaite au point de dissimuler ses complexes dans un emballage de faux, en l’occurrence, cette histoire qui rendait le vitiligo responsable de la transmutation des traits du King of Pop.
C’est ce dont je me suis rendu compte à travers un échange ce 25 juin avec un jeune homme que j’appellerai Amessan.
A rebrousse-poil des faits, Amessan soutient que Michael a changé de couleur parce que le vitiligo ne lui avait pas laissé d’autre choix, et que d’ailleurs le plus important à retenir de lui, c’est le fait qu’il soit resté fidèle à l’amour qu’il nous a tant donné à travers sa musique.
Cette logique décousue dont fait preuve Amessan, mélangeant choux et chèvres, est assez caractéristique d’une certaine tendance de notre temps; cette tendance ancrée dans la croyance absurde que les fins justifient les moyens.
Autrement dit, de nos jours, une fois que l’on aura déterminé à tort ou à raison qu’une cause est noble, on se convainc que même mentir (même soutenir le mensonge) au nom de ladite cause est une vertu. Au-delà de notre cas présent, c’est la marque déposée de cette forme d’activisme que je qualifie d’activisme toxique. Quoi? La vérité en soi n’aurait de valeur que quand elle concourt à valider notre point de vue?
Bref !
En toute bonne foi, je fis observer à Amessan que le vitiligo—à la limite—pourrait altérer la peau, mais ne saurait transformer les traits africains de Michael en traits nordiques. “Reportez-vous à ce qu’était devenu le nez de l’artiste,” lui dis-je, “et vous comprendrez que l’affaire du vitiligo était une histoire à dormir debout.”
A ce stade, mon effort n’y fit rien. Insistant à défendre le faux, Amessan m’invite à examiner deux interrogations: Qu’est-ce qui pousse les blancs à se bronzer? Qu’est-ce qui pousse tes “sœurs africaines” à s’éclaircir la peau? Et à ces questions, il ajoute en me faisant observer que James Brown s’était frisé les cheveux.
Mark Twain nous recommande de ne jamais s’engager dans une discussion avec un spécialiste de l’absurde, pour ne pas dire idiot. Pourquoi alors ai-je continué cet échange avec un individu qui allait dans tous les sens, simplement pour éviter la simplicité de la vérité?
Eh bien, pour moi, confronter l’absurde est une voie vers la sagesse. Au-delà du fait que c’est une opportunité pour pratiquer la patience, l’exercice pousse à tester la véracité de nos propres propositions. Mais cela n’est pas le plus fondamental:
Quelque vérité que nous croyons détenir ne pourrait être enseignée de manière agréable aux autres qu’en n’y mettant de la patience et de la courtoisie. Personnellement, la suffisance—même chez l’homme le plus intelligent du monde—m’est répugnante; je préfère expérimenter par moi-même que d’accepter l’expérience d’un individu hautain et méprisant. L’arrogance est un sale habit qui donnerait une apparence de gueux à la sagesse.
Ainsi, par souci de n’apparaitre ni méprisant, ni hautain, je fis savoir à Amessan—par le truchement d’un émoticon rieur—qu’il était expert dans le déplacement des débats.
Comment en effet de la question de savoir si le vitiligo était responsable de la blancheur de Michael, l’on s’est retrouvé à palabrer sur les cheveux frisés de James Brown, sur ces blancs qui se bronzent et ces sœurs africaines qui se dégomment le pigment de la peau?
Face à cette admirable bouillabaisse dialectique, j’ai dû rassurer mon interlocuteur que j’étais autant que lui grand admirateur de Michael—si je ne l’étais pas plus. Et avec cette précaution du genre indispensable pour calmer les pulsions dogmatiques des fondamentalistes, je redis avec insistance:
Michael était incontestablement le King of Pop; en revanche sur l’histoire de sa tentative de transmigration raciale, son récit était une fumisterie, mais ce qu’il avait à faire de son corps relevait entièrement de sa liberté.
Alors, quelle morale y a-t-il à cette histoire?
La méthode par l’absurde du sieur Amessan illustre bien l’une des raisons pour lesquelles il y a tant d’incompréhension entre les humains en société: L’on veut être véridique sans vérité; l’on veut convaincre sans raison; l’on n’a que faire de la logique; la vérité n’est vraie que quand elle sert à valider nos présuppositions.
Bien évidemment, quelque triomphe remporté par les moyens d’une supercherie de telle nature n’est en réalité qu’une défaite; une vie professionnelle, une vie sociale ou une vie en couple construite sur une succession de faux triomphes de ce genre n'est en réalité qu’un néant.
En conclusion: La noblesse de nos causes nobles et l’amour des êtres que nous chérissons ne grandissent pas quand ils sont nourris d’un viol de la vérité. Pour l’amour de l’Infini, il n’existe de circonstances où l’adhésion à la vérité devienne un luxe facultatif.