Pour ne pas “pisser” plus souvent que nécessaire sur son propre quotidien
La morale de cette histoire—comme celle de toute histoire—est à la fin de l’histoire. Donc, le récit d’abord :
Les personages qui me sont le moins dignes d’intérêt sont ceux qui ne voient d’abord que les apparences et qui s’y attardent par la suite comme des mouches à miel sur leur butin.
Soyons d’accord : l’apparence de l’humain, sans doute, n’est guère un attribut superflu—J’admire l’homme, la femme, qui veille à sa bonne posture, qui soigne sa mise et se soucie bien de son hygiène.
Seulement, l’humain est bien plus que son apparence ; l’humain qui se laisse aller en jachère est simplement un diamant qui se laisse recouvrir de sédiments : Il lui suffit d’une prise de conscience de sa négligence de soi, et une prise de conscience des faux récits qui l’ont désemparé, pour qu’il retrouve son éclat. Pour une telle métamorphose, un changement de décor suffit quelquefois—Le milieu pour l’homme, c’est presque tout.
Voyez la métamorphose de ces enfants adoptés dans certains pays difficiles pour être élevés ailleurs, dans des environnements où la vision du monde — dont découle nécessairement la condition physique et matérielle — relève d’un autre niveau de conscience !
Oui, l’homme est bien plus que son apparence qui n’est jamais stationnaire du reste. Le changement chez l’homme est la seule vraie constante. On notera par exemple que chez lui, le destin de la jeunesse, ce sont les rides ; et le destin du beau et de tout, c’est le néant ultime.
Donc tout analyste de la nature humaine dont l’instrument de mesure de la valeur de l’homme est l’apparence est bien un expert qui se sert d’un instrument rudimentaire et aléatoire. Mais cela dit, certaines observations sur l’apparence peuvent être plus qu’une affaire de vanité. Et je voudrais le démontrer :
Un ingénieur—un ingénieur de son—avec lequel je devais collaborer sur un projet en studio me fit un matin de printemps une remarque tout à fait fortuite qui traduisait de sa part une honnête surprise plutôt qu’un attachement aux apparences.
Devant la large console aux mille buttons et curseurs, dans ce studio de sous-sol, quelque part non loin du quartier londonien de Marylebone, Ash avait profité d’une pause pour pilonner du doigt un bouton auxiliaire et me déclara :
“À fermer mes yeux et à n’écouter que ta voix, je me ferai de toi l’image d’un mec de 100 kilo et d’un âge de 55 au moins.”
Interloqué, je lui dit : Say it again! Une façon gentille de lui dire, Qu’est-ce que tu racontes ? Et subodorant l’éventuel malentendu, Ash s’explicita. “Quelle voix !” reprit-il. “Je veux dire que physiquement, tu trahis cette voix qui se pose bien sur toutes les gammes de décibels. Et là, mon travail est minimal aujourd’hui. Presqu’aucun réglage à faire et à refaire, sans cesse.”
Je lui dis merci et lui expliquai que ma voix m’a remporté beaucoup de batailles professionnelles depuis que j’ai quitté mon village et que d’ailleurs mon premier emploi en radiodiffusion, je l’ai obtenu en grande partie parce qu’une dame américaine qui assurait les entretiens d’embauche pour le compte d’une boîte, s’était laissée impressionner par le timbre de ma voix.
L’ingénieur déclara doctement que l’américaine a eu bien raison d’être impressionnée et continua : “Et si ce n’est pas trop fouiner, t’as quel âge ?”
Je lui dit qu’avec moi, il est en sûreté avec cette curiosité sur l’âge, mais qu’il ne lui faudrait pas trop pousser, si demain à ma place, il venait avoir affaire à une dame. Ash rigola et m’assura que sur ce point, on était absolument d’accord.
Pour une minute encore, on parla des dames et du tabou de l’âge des dames. On confirma de nouveau notre accord que c’était de bonne éducation de ne pas parler du tout de l’âge des dames. Let there be no age for women!
Après la petite rigolade qui s’en suivit, la curiosité de Ashley était restée intacte—il n’avait pas renoncé à sa quête : “Heureusement,” insista-t-il, “tu n’es pas une dame—où du moins tu ne t’identifies pas en tant que tel. Donc ?”
Devine, je lui dit. Et il devina: 27 à 35 max ?
Sans lui donner mon âge—dans notre monde digitalisé, l’âge est un paramètre de sécurité—je lui dis qu’il a deviné faux, tant pour le minima que le maxima: “J’ai au compteur bien plus de Janviers qu’il ne te semble.”
Lui qui m’avait présumé son petit frère se surprend lâchant un juron pour marquer son incrédulité. Puis, il accompagna son juron d’un cliché sans malice—Black doesn’t crack, do they?
Ah, cette légende urbaine sur le noir inoxydable !
Comme j’étais ni d’accord ni en désaccord avec ce cliché, je noyai le sillage de sa remarque dans un rire trop prolongé. Et comme Ashley est blanc, et croyant m’avoir embarrassé avec son recours à un tel cliché, il s’excusa sincèrement.
Je m’empressai de le rassurer qu’il faudrait bien plus qu’une remarque aussi banale, faite de bonne foi, dans la logique d’une conversation bon-enfant, pour que je lui joue la minable carte de victime—la carte de l’oppression avec le noir perpétuellement faible et innocent, à la merci du méchant blanc raciste.
Ash ignorait que—entre mon village et Marylebone—la distance est énorme et qu’un recours réflexif au procédé victimaire aurait été un obstacle à ce que je puisse jamais me retrouver là : Jouer systématiquement la carte de la victime est souvent un privilège pour des individus non-avertis de ce que ce sport est un sabotage de soi.
Je dis alors à mon ingénieur du son : “Si tu voulais me froisser, il te fallait plus d’ingéniosité.” Et sur ce, la session reprit et se termina dans une satisfaction générale pour tous—le producteur, le maestro et l’homme à la voix.
Si je devais dire un mot de plus à Ash, je lui aurais remarqué que c’est absolument de la fumée que de croire qu’être noir préserve contre les griffes de l’âge.
C’est vrai, plus de mélanine confère une meilleure protection contre les coups de soleil qui rident et rudoient la peau. Mais nul n’est inoxydable ; sans exception de race, l’homme doit veiller à sa bonne hygiène mentale et physique, s’il espère bien se maintenir en bonne santé et jouir plus tard d’une vieillesse honorable.
Mais là n’est pas la morale de l’histoire ; voici la morale de l’histoire :
Quoique nous devions nous attacher à nos principes—en l’occurrence, le principe de ne guère vénérer les apparences—la règle de l’exception devrait toujours s’appliquer pour ne pas que nos principes se transforment en geôles.
Nous nous rendons service en évitant une approche du monde basée sur le fait accompli, basée sur les idées arrêtées, basée sur la promptitude à trouver une raison de s’indigner et de dégainer sur nos vis-à-vis.
Alors, s’il nous faut sacraliser une chose, sacraliser l’exception : Sinon—plus souvent que nécessaire—l’on risque de “pisser” sur son propre quotidien, et au passage l’on fera gratuitement des autres son souffre-douleur.