Sénégal, une constitution clairement obscure
“Liberty is the right of every man to be honest—La liberté suppose le droit pour chacun d'être honnête.”
—José Marti
Tout dans la trajectoire du Sénégal depuis 1960 à nos jours—avec la découverte du gaz et du pétrole et la question de la limitation du mandat présidentiel—prouve le génie que fut Ousmane Sembène.
En effet, dans son film Le Mandat—Prix de la critique internationale à la Mostra de Venise en 1968—l’inimitable Makhouredia Gueye y interprète le rôle de Ibrahima Dieng à qui son neveu, qui trime pour joindre les deux bouts en France, a envoyé un mandat.
Tout le film est rythmé par cette voix suave et hypnotique qui chante, “sunu mandabi yaye, bou nieuwé nekh…”—Ce mandat n’est-il pas la promesse de lendemains meilleurs.
Comme dans toutes les grandes histoires, rien ne se passe comme prévu. Ainsi, le parallèle avec la réalité de la situation nationale me semble-t-il pertinent.
En effet, quand d’aucuns nous promettent monts et merveilles avec une croissance à deux chiffres dès 2023—alors que les recettes escomptées du “mandat” du pétrole ne peuvent même pas atteindre mille milliards de FCFA, soit 1,5milliard d’euro, par an—d’autres font une fixation morbide sur le énième “mandat” et les échéances électorales de 2024.
Et tout ceci ne serait donc finalement que la promesse d’un mandat providentiel qui changerait le cours de l’histoire.
Dans tous les cas, Ousmane Sembène nous aurait prévenus.
Contexte
La question de la limitation des mandats occupe une place incongrue dans le débat politique au Sénégal, après plus de 62 années d’indépendance, au point de servir de Cheval de Troie à des intérêts étrangers pour y exporter leur obsession monomaniaque d’une guerre civile.
Pendant plus de 17 ans—et malgré mon éloignement du continent durant toute cette période—j’ai privilégié des échanges discrets avec les plus hautes autorités et j’ai décliné, avec beaucoup de courtoisie, toutes les demandes d’interview de presse.
Néanmoins, j’ai toujours toujours partagé mes analyses (hors-camera et -micro) avec les journalistes du monde entier qui en faisaient la demande, et ce sans aucune contrepartie.
Or, le 5 juillet dernier, un journaliste du New York Times m’a transmis la requête d’un certain Nick Roll.
Par courtoisie, j’ai accepté de lui accorder 30 minutes d’entretien téléphonique, à la suite de quoi je lui ai notifié de m’envoyer d’abord le brouillon de son article, comme condition nécessaire à mon accord final.
Le journaliste publia malgré tout son papier le 16 juillet sur Al Jazeera et j’y découvre la distorsion entre sa requête originelle et sa démarche sournoise.
Ainsi, avec l’arrogance caractéristique de ce genre d’individus, pour qui le journalisme ne serait qu’une couverture, il a abusé d’un délit bien connu des juristes—la citation par omission—pour me faire dire l’exact contraire de ma thèse.
J’étais manifestement, dans le cas d’espèce, face à un abus de confiance caractérisé.
Pour un tel acte—selon l’expression consacrée au Moyen Age, parlant du bûcher—“nous l’aurions éclairé de plus près.”
En fin de compte, c’est l’obligation de rétablir la vérité qui est la seule justification de cette tribune.
Si elle contribue par ailleurs à élever le débat politique au Sénégal, j’en serai heureux.
Brève histoire
La première Constitution reconnue comme telle en Afrique est celle de la Charte du Mandén, proclamée entre 1222 et 1236 à Kouroukan Fouga par le Roi Soundiata Keïta qui vécut de 1190 à 1255.
Du point de vue du Droit, le caractère oral de la Charte n’altère en rien son authenticité et sa légalité.
En effet, la codification du droit ne peut être assujettie au seul critère de l’écriture, l’Angleterre en est au demeurant une belle illustration.
Ceci, pour dire que les africains n’ont pas besoin d’aller chercher des modèles ailleurs qui ne sont—comme le disait l’immense Cheikh Anta Diop—“que les images brouillées et renversées des civilisations africaines”.
En Europe, c’est Marinus—un modeste tailleur de pierres—qui comprit l’importance du rôle de la Constitution dans le respect des droits et des libertés individuels, en dotant la sérénissime République de Saint-Marin du premier texte reconnu comme tel, entre l’an 301 et 366.
A travers ses derniers mots, “Relinquo vos liberos ab utroque homine”—Je vous fais libres parmi les hommes—il apparaît clairement pour Marinus que la quintessence d’une Constitution est de libérer un peuple.
Auparavant, concernant la limitation des mandats et l’alternance qui en découle, l'historien Garrett Fagan nous renseigne dans L'histoire de la Rome antique—film disponible en DVD—que, pour lutter contre la corruption et pour favoriser le mérite au sein de l’élite, le dictateur romain Lucius Cornelius Sulla avait opéré des réformes constitutionnelles entre 82 et 80 avant JC.
Il avait institué un cursus honorum qui interdisait à tout haut fonctionnaire d’exercer un mandat pendant plus d’un an.
Aussi, fallait-il attendre dix ans pour être reconduit dans les mêmes fonctions.
Si nous devons le principe de la séparation des pouvoirs—dans son acceptation actuelle—à John Locke qui l’a théorisé dans son second Traité du gouvernement civil publié en 1690, l’innovation majeure, en revanche, viendra des USA à l’issue de la convention de Philadelphie de 1787.
En effet, les Founding Fathers—les délégués des 13 anciennes colonies anglaises du Nouveau Monde—ont codifié lors de cette convention la Constitution américaine dans une clarté presque messianique qui en fait encore de nos jours l’une des Constitutions les plus rigides au monde.
En effet, approuvée le 17 septembre 1787 et entrée en vigueur le 4 mars 1789, elle n’a été modifiée que par 27 amendements, en plus de 233 ans.
D’ailleurs, c’est le vingt-deuxième amendement de la Constitution des États-Unis qui fixe à deux la limite du nombre de mandats que puisse exercer un président des États-Unis, qu'ils soient consécutifs ou non.
Introduit par Earl Cory Michener, l'amendement est adopté par le Congrès le 21 mars 1947. Il entra en vigueur le 27 février 1951.
Ce qu’il faut donc retenir, c’est que l’innovation de la convention de Philadelphie ne réside pas tant dans la Constitution en sa qualité de “loi suprême”, mais dans la création inédite du poste de Président—L’Europe des monarques ne savait pas ce que c’était un président.
Remarquons de suite que de 1789—qui marque l’entrée en vigueur de la Constitution américaine—à 1951 (l’année du vingt-deuxième amendement), soit sur une échelle de 162 ans, au moins 31 présidents se sont succédé à la Maison Blanche.
Pour ces premiers présidents américains, aucune disposition constitutionnelle n’existait pour limiter les renouvellements du mandat.
Il faudra noter que c’est le premier président, George Washington, qui—en déclinant vigoureusement un troisième mandat—a établi de fait une jurisprudence non écrite et non contraignante.
Le cas du troisième mandat de Franklin Roosevelt n’a aucune portée du point de vue de la doctrine, pour la simple raison qu’il a été institué durant la Seconde Guerre Mondiale et que Roosevelt est décédé avant son terme.
Voilà comment le système politique du “checks and balances” aux États-Unis—le principe de la contrebalance entre le Président, d’une part, et le Congrès, d’autre part—participe en parfaite intelligence de la bonne rotation de la vie démocratique américaine, s’assurant que l’un ne domine ou dissolve l’autre.
A l’exception de la procédure d’Impeachment—la destitution—et du Veto présidentiel, il n’existe aucune réciprocité d’action entre ces deux pouvoirs sans l’intervention expresse du pouvoir judiciaire.
Le cas sénégalais
Depuis son “indépendance” en 1960, le Sénégal a connu quatre Constitutions—successivement celles de 1959, de 1960, de 1963, de 2001—dont trois en quatre ans seulement.
C’est la révision constitutionnelle du 20 mars 2016 instituant le quinquennat qui nous intéresse ici.
Au vu de l’actualité et à moins de deux ans de la prochaine présidentielle, ce débat ne devrait pas être une priorité politique.
Mais rappelons que c’est l’intrusion de cet article sur Al Jazeera qui m’amène à ce qui me parait une mise au point nécessaire.
Cela dit, c’est à croire que la volonté du législateur sénégalais—passé maître dans l’art du Chiaroscuro, pour emprunter cette image au grand peintre Carravage—n’était pas de trancher cette question de manière définitive, à la finesse du rasoir d’Ockham.
Jugez-en par vous-même : L’article 27 de la Constitution du Sénégal dispose que “la durée du mandat du Président de la République est de cinq ans. Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs.”
Ce dernier alinéa est en réalité un ersatz—ou pour le dire de manière triviale—une pâle imitation de la révision constitutionnelle de 2008 en France ; l’actuelle constitution française qui stipule donc textuellement que “nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs”.
Ma thèse ici—sur la base de ce qui précède—est que la constitution du Sénégal ne dispose d’aucune limitation de mandats ; elle dispose plutôt d’un simple dispositif de rotation.
Et c’est ce que je vais démontrer, au-delà du principe élémentaire de la non-rétroactivité de la loi.
Démonstration
“Les français préfèrent un mensonge bien dit à une vérité mal formulée.”
—Cioran
Dès sa Section-1, le vingt-deuxième amendement de la Constitution des USA clôt le débat sur la question des mandatures.
Le texte énumère les trois conditions nécessaires qui encadrent la durée d’un mandat, le nombre de mandats, ainsi que la périodicité des mandats.
D’abord, le texte spécifie la périodicité des mandats, qu’ils soient consécutifs ou non. Ensuite, le nombre : Tout américain éligible n’a droit qu’à deux mandats présidentiels dans sa vie.
Enfin, il dispose qu’un mandat ne peut excéder quatre ans, mais surtout, qu’il est décompté dès que son titulaire a bouclé deux ans à la Maison Blanche—ce que j’appelle la disposition de covalence.
C’est précisément l’absence de cette disposition de covalence dans la révision constitutionnelle du Sénégal de 2016 qui est la preuve absolue qu’il n’existe pas de limitation de mandats, telle que cela ne puisse être contestée devant la juridiction constitutionnelle.
Pour emprunter un terme à la Finance, la constitution américaine consacre une cross-collatéralisation sur le plafonnement des mandats.
Et voici les implications de cette absence de cross-collatéralisation dans la constitution sénégalaise:
Si le président démissionne avant la fin de son quinquennat—ou qu’il y a une vacance temporaire du pouvoir de plus de 24 heures—ce mandat techniquement ne peut lui être retiré de son décompte.
En cas de vacance du pouvoir—ou si le président en exercice démissionne—tout ancien président peut candidater pour deux nouveaux mandats consécutifs ou autant de fois qu’il voudra, de manière non consécutive.
C’est ce que les say-say appellent en Wolof le bara yeggo, qui consiste à roquer avec le dauphin de son choix, comme ce fut le cas entre Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev.
En conclusion, pour qu’il existe une limitation des mandats dans une Constitution, il faut la covalence d’un bloc de trois critères concentriques.
Et voici ces critères: la durée; la périodicité non-consécutive et le glissement non rétractable, qui précise au bout de combien de temps un mandat est consommé de manière irréversible—en aucun cas ce délai ne peut excéder la moitié d’un mandat.
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