L'homme qui fit connaitre l'Histoire du monde à partir d'une perspective africaine
NB: Cet article est basé sur l’extrait d’un essai, La Stérilité des Coups, publié sous le Ch.8 de La Rue de l’Insomnie. Il se veut un hommage-éclair à l’illustre Ki-Zerbo, dont le centenaire sera marqué jusqu’en juin 2023 par une série d’activités.
Dans son œuvre abondante1, où se préserve cette voix lente de sagesse qui l’a admis au panthéon des illustres du Continent, j’entends toujours l’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo exhortant l’Afrique à découvrir son chemin, à se méfier de la natte des autres.
Les amateurs de raccourcis, putschistes et apologues de putschs, qui entendent la même chose ont peut-être quelquefois rêver de voir dans le zerboisme une subtile répudiation de la démocratie, sous prétexte qu’elle serait une fabrication d’origine grecque, d’origine étrangère.
Mais un tel rêve ne serait qu’une hallucination: Hormis sa prémisse mensongère, il consacre une malhonnête compréhension du zerboisme et de tout ce qui puisse s’y apparenter.
Aux yeux du professeur Ki-Zerbo, l’Afrique doit inventer (ou redécouvrir) son modèle de l’État démocratique, qui ne devrait pas être un calque de l’État tel qu’il se vit, par exemple, au Royaume Uni, produit de processus culturels et historiques totalement étrangers à la singulière expérience africaine2.
Le zerboisme est un appel à une responsabilité assumée, dans une Afrique avertie de la richesse de ses atouts endogènes, de la valeur ajoutée culturelle de ses langues ; une Afrique où le marché, intégrant une forte part de solidarité, ce ciment social, ne saurait être l’alpha et l’oméga.
L’historien sait que les Grecs et les Romains concevaient leur démocratie d’une telle sorte que la plèbe n’avait pas voix au chapitre. La démocratie à Athènes, où le suffrage était censitaire, consacrait un pouvoir du peuple pour le peuple mais par l’aristocratie, c’est-à-dire que l’aristocratie était le peuple.
Mais après la chute de Rome, cette conception gréco-romaine de la démocratie, désormais en désuétude, sera surclassée par de nouvelles itérations du système dans ce qui serait l’Angleterre de la Magna Carta.
Aux termes de la Carta—cette charte des droits du citoyen—le mépris du souverain et de l’aristocrate pour la plèbe devait s’imposer désormais des limites.
D’Athènes à Londres donc, la même notion de démocratie désignait déjà une réalité fondamentalement différente.
En d’autres termes, la démocratie—un idéal de gouvernement par la majorité—ne saurait jamais faire fi de son contexte culturel, politique et historique.
C’est ainsi par exemple que les insurgés des colonies britanniques d’Amérique du Nord, à l’issue d’une guerre d’indépendance menée à la baïonnette, remettront la démocratie à la sauce de la nouvelle donne socio-politique qui prévalait dans le “Nouveau Monde”.
Le résultat était la naissance des fameux États-Unis d’Amérique—une république dirigée par un président, chose fort curieuse pour l’Europe des monarques et empereurs de l’époque.
Plus tard, certaines de ces monarchies qui devaient passer à la trappe, emportées par les cyclones des révolutions et des révoltes, suivront l’exemple des États-Unis pour se désigner à leur tour des présidents qu’elles vont hisser à la tête des nouvelles républiques qu’elles étaient devenues.
C’est pour dire que—contrairement à l’originalité de l’expérience démocratique ailleurs—l’État démocratique africain issu de la colonisation a hérité, après moult vicissitudes, d’un modèle parachuté, dont les racines étaient en l’air et n’ont jamais véritablement plongé dans les spécificités propres au Continent.
La pensée politique de Joseph Ki-Zerbo pose donc une question centrale : L’Afrique est-elle capable de s’inventer un modèle original de gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple qui ne soit calqué ni sur le modèle des Grecs Anciens, ni sur le modèle britannique ou français, ni sur le modèle américain?
La frustration de l’historien—en filigrane dans toute son œuvre—était nourrie de ce qu’il percevait comme l’arrogance de l’Occident qui, à travers les Institutions de Bretton Woods entre autres, semblait dire aux Africains que l’Europe et les États-Unis avaient déjà réfléchi à leur place et qu’aucun modèle ne leur serait mieux adapté que leurs modèles à eux.
Or, comme l’historien aimait à le rappeler, chaque fois que l’Europe s’est posée en sujet réfléchissant vis-à-vis d’un autre peuple réduit en objet subissant, la chose s’est terminée dans des gouttes de larme et de sang.
En guise d’illustration, et sans aucun désir gratuit de convoquer le passé juste pour la forme ou pour agacer, l’on rappellera que le Commerce Triangulaire et la colonisation avaient été ainsi pensés par l’Europe pour l’Afrique.
Et malgré les traumatismes qui en ont résulté, et dont les effets psychologiques perdurent dans la mémoire épigénétique de l’ex-colonisé, l’Occident des États et institutions continue de maintenir à suffisance que ce qui est bon pour lui devrait nécessairement l’être pour l’Afrique.
“L’on ne développe pas,” dira alors l’historien avec dépit, “On se développe.”
Il est assez clair que le zerboisme est une philosophie politique qui invite à une renaissance africaine basée sur un modèle économique et de gouvernance paré de sa propre originalité.
Il est loin d’être un évangile aspergeant d’eau bénite les putschs, dont les auteurs du reste sont souvent même incapables de lire correctement à la télévision leurs propres communiqués dissolvant les institutions qu’ils aiment à renverser comme s’ils s’agissait de danser la salsa.
Non—au nom d’une quelconque singularité africaine, l’État sous les bottes de l’armée ne saurait jamais être une offre politique que puisse mettre en avant une intelligence imprégnée de sagesse.
En tous cas, Ki-Zerbo a toujours tenu en horreur tout treillis qui se trimballe au palais présidentiel loin de la caserne, son milieu naturel.
D’ailleurs, sa méfiance du treillis avait engendré, chez lui au Burkina, cette collision inévitable avec le Conseil National de la Révolution (CNR) de Thomas Sankara, ce qui avait été à l’origine de son exil au Sénégal.
Et la chose ne manquait pas d’ironie, au regard de cette communauté de rêve que l’historien partageait avec Thomas Sankara; le rêve d’un réveil des masses qui resteront des vigiles tenant à l’œil une élite dont la plus secrète ambition serait de se servir des masses.
En atteste à loisir son engagement au sein du Collectif Contre l’Impunité3 au Burkina, prolongement naturel d’une longue vie militante et intellectuelle commencée avant les indépendances dans la France de ses années d’étudiant.
“Entre Sankara et moi,” me dira l’historien lors d’un entretien4, “c’était un simple malentendu : Il ne partageait pas mon avis que contraindre l’histoire à une marche d’un pas précipité conduit toujours à des drames.”
Il s’empressait alors d’ajouter que son exil sous Sankara n’était pas le produit d’une contrainte, mais le résultat d’une précaution.
“A l’insu de Thomas, je recevais à domicile des visites de CDRs trop zélés, et de mauvaise humeur, qui auraient pu s’aviser d’utiliser les kalachnikovs qu’ils portaient toujours en bandoulière.”
Les CDRs, auxquels l’historien faisait allusion, étaient les dévoués serviteurs des comités dits de défense de la Révolution. Ce n’était pas chose agréable que d’avoir à faire à eux.
En tous cas, la récente succession des putschs sur le continent—six coups d’États rien qu’en 2021—crédite la thèse d’une nécessité pour l’Afrique de repenser son modèle démocratique.
Alors, Thomas Sankara, au regard de l’intégrité de sa dévotion au peuple, était-il porteur de ce modèle-là que le sort lui aurait refusé le loisir de parachever?
À vrai dire, la réponse à cette question est un appel à un examen d’hypothèses. Comme on le dit, avec des si on mettrait Paris en bouteille.
Toutefois, au regard des multiples coups d’État et tentatives de coups d’État intervenus sur le continent avant et après le renversement d’ATT au Mali en 2012, il n’est pas abusif de soutenir que la seule vraie question existentielle qui se pose à l’État africain est celle de la légitimité du modèle dont il tire sa légitimité.
Du règlement définitif de cette question dépend la fin du cycle stérile des éternels recommencements en Afrique.
Et peut-être, se mettrait-on sur la bonne voie si l’on prenait l’option délibérée de redécouvrir—aux fins de s’en approprier dans la pratique—l’œuvre de Joseph Ki-Zerbo.
Pour le moins qu’on puisse dire, ce serait lui rendre un meilleur hommage, lui qui s’était battu de tout son vivant pour laver l’image de l’Afrique de cette souillure des rhétoriques racistes qui tentaient de créditer la thèse d’un continent sans histoire, la thèse d’une Afrique au passé plutôt enveloppé d’une légende vaste et obscure.
Réputé pour avoir fait connaitre l’histoire du monde à partir d’une perspective africaine, Joseph Ki-Zerbo est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont le livre de référence en deux tomes, Histoire générale de l’Afrique, Éduquer ou Périr, Le Monde Africain Noir : histoire et Civilisation, La Natte des autres : pour un développement endogène en Afrique, etc. Son dernier livre, A Quand l’Afrique, est paru en 2003 aux Éditions de l’Aube.
En 2003, quelques temps avant que la BBC ne me fasse appel, j’ai travaillé sur un projet de film sur Ki-Zerbo et à l’occasion, il m’a reçu calepin en main chez lui à domicile pour des entretiens qui tenaient lieu de recherche préliminaire pour le film que mon départ pour Londres a dû avorter. Ces entretiens, au-delà des livres et des conférences, m’ont donné un accès privilégié à la pensée politique de l’historien.
Dirigé par le juriste Halidou Ouédraogo, le Collectif était une coalition de partis politiques et d’organisations de la société civile qui s’était constituée pour dénoncer les crimes de sang et crimes économiques commis sous le régime de Blaise Compaoré. Son cri de ralliement, N’an laara, an saara ! — Si nous nous couchons, nous sommes morts ! — est un slogan inventé par Joseph Ki-Zerbo qui était alors l’un des membres in¬fluents du mouvement.